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Brèves et cetera
12 mars 2018

Faux-départ

L’odeur de soupe de légumes lui fait froncer les narines quand elle pénètre dans son appartement. Il faut vraiment qu’elle dise à Madeleine, quand elle viendra ce soir, de changer les filtres de la hotte. Leur inefficacité n’est plus à démontrer. Elle retire sa capuche de pluie et l’accroche avec son manteau en laine vert-sapin sur la patère derrière la porte d’entrée.

 - « Oh hisse ; elle est de plus en plus haute cette patère. Il faut que je dise à Madeleine de la baisser. » Elle s’avance lentement vers le canapé.

- « Ben dit donc mon Lewis, tu as bien fait de rester au chaud. Quelle pluie ! Heureusement que j’avais pris ma capuche ; sinon je serais allée chez le coiffeur pour rien. »

Elle s’approche du canapé et s’assoit à côté de Lewis qui s’étire de toute sa longueur en posant une patte blanche et amicale sur la cuisse de Louise. Elle lui gratouille la tête ; il ronronne tout bas.

- « Gros fainéant, pousse-toi un peu que je puisse m’asseoir. Tu as vu, je me suis faite belle ! La coiffeuse m’a fait une couleur ; elle dit que c’est à la mode ! tu en penses quoi ? »

Avec ses deux mains fines, elle réajuste sa mise en plis. Le chat la fixe un long moment, évaluant l’apparition de nouvelles nuances bleutées sur les cheveux blancs de sa maitresse puis finit par approuver d’un petit miaulement. Louise se penche et délace ses souliers noirs. Elle en profite pour frotter les quelques éclaboussures de boue sur l’arrière de ses mollets musclés puis enfile ses chaussons-ballerines brodés. Elle s’installe dans le canapé et caresse Lewis qui ronronne gaiement. Elle allume la télé. Une musique bien connue retentit. Louise observe l’écran.

- « Trompé ». Elle compte sur ses doigts ; « T.R.O.M.P.E. ; 6 lettres ! Tu as vu ça Lewis, je m’améliore de jour en jour ! »

La voix d’un candidat résonne « 9 lettres, emportées ». Louise acquiesce : « il est fort celui-ci ».

Elle se lève et met en route la bouilloire. Elle prend la boule à thé et s’approche de la poubelle ; elle tapote le bord en plastique pour évacuer les feuilles de thé infusées du matin qui, en tombant, recouvrent 4 petites gélules blanches. Ça fait une semaine qu’elle a arrêté son traitement. Elle a vu dans une émission de télévision que c’est ça qui la fatiguait. Elle se sent bien mieux, plus vive. La preuve, elle trouve des mots plus longs maintenant ! Elle sort un petit plateau, y pose sa tasse de porcelaine anglaise, sa boule à thé qu’elle a rempli de Earl-Grey puis dépose un shortbread, son biscuit préféré sur une serviette en papier. Elle ajoute également une petite coupelle et y verse du lait. Au bruit, elle sait que l’eau est prête…. Vite, elle arrête la bouilloire et verse l’eau à parfaite température. Elle retourne vers le canapé avec son gouter.

-  « Tea time Lewis ». Le chat descend du canapé, s’assoit et attend. Louise lui place sa coupelle au sol ; elle, croque dans son biscuit.

- « Allez encore un coup de lettres et on arrête la télé pour aujourd’hui. Ça va être dur de faire un 9 lettres avec un H. Ah non, ça va il y a un C ; euh, alors, un CHAT, CHALET, LECHA… Oh non regarde il y a ATHLETE ! comme nous ! »

Louise se lève et marche lentement vers sa chambre. Lewis la suit et, pendant qu’elle scrute le meuble vitrine, il prend sa place de l’après-midi, sur le lit.

- « Qu’est-ce que je lis ? Agatha Christie ou Simenon ? Tu as raison, mieux vaut passer la soirée avec Miss Marple qu’avec Maigret ; elle est plus sympathique ! » Elle tire le livre choisi de l’étagère et se dirige vers le lit.

- « Allez je prends l’Hôtel Bertram, je ne m’en rappelle plus, je l’ai lu il y a des années ! ». Une photo jaunie tombe, retournée sur le sol.

- « Curieux, elle devait être coincée là depuis longtemps ». Elle saisit la photo et la retourne. Les couloirs de course ; les mains en appui ; les doigts flirtant avec la ligne de départ ; le bassin haut, les muscles tendus, les pieds dans les starting block, la tête haute, le regard sur l’objectif, la concentration, les espoirs, les « à vos marques », les « prêts ; partez », les années d’effort, les médailles, les voyages, les honneurs, les entrainements, les blessures, les victoires, les défaites, la dernière course et, après, le vide jusqu’à sa rencontre avec Carl… Cette nuée de souvenirs la fait reculer de deux pas en arrière. Elle se laisse tomber sur le lit. Le miaulement du chat qui a manqué de se faire écraser dans la manœuvre la fait se relever, déterminée.

Sans une excuse pour Lewis, elle va poser la photo sur la table du salon puis ouvre le bas du meuble vitrine et en tire sa petite valise rouge.

Elle glisse son livre de poche entre les deux barres de la poignée télescopique de sa valise. De part et d’autre de cette même poignée, elle place ses chaussons de voyage. Ses mouvements sont automatiques, pas besoin de penser, elle les a faits tellement de fois, de championnats en championnats. Elle enferme une paire de mocassins dans un bonnet de douche. A l’intérieur, elle glisse son tube de crème pour le corps et ses petites boites à bijoux. A droite des chaussures, c’est la place de la trousse de toilettes, du sèche-cheveux et des sous-vêtements.

Elle va vers sa penderie et décroche trois jolis chemisiers, sa robe fleurie et son pantalon noir. Elle les plie minutieusement pour ne pas les froisser. Elle ajoute sa chemise de nuit, un gilet bien chaud, un foulard élégant et sa médaille d’or bien sûr, son porte bonheur.

Elle glisse son passeport dans la poche extérieure du haut, et son magasine, dans celle du bas.

- « Et voilà, le strict minimum, comme toujours ! je ne dois pas être à 5kg ; Carl va être content, on n’aura pas besoin de s’enregistrer ! Lewis tu seras sage pendant mon escapade ! Ne sois pas jaloux, Madeleine va prendre soin de toi ! Moi je pars avec mon amoureux. »

Louise s’installe dans le canapé, regarde sa montre. Il est temps qu’elle mette ses chaussures, Carl va arriver. On frappe ! Quelle montre suisse celui-là ! elle crie « entre ! ».

Une femme ouvre la porte. Elle tient un plateau dans ses bras.

- « Bonjour Mme Louise. Comment allez-vous aujourd’hui ? Je vous le pose sur la table. »

- Oui oui, posez-moi ça et venez m’aider avec la valise. Qui êtes-vous, je ne vous connais pas ! vous devez être nouvelle à son service ? Il m’attend en bas dans la voiture ? Je suis sure qu’il me prépare une surprise !

- Vous ne me connaissez pas ?» Etonnée et dubitative, la femme s’avance et jette un coup d’œil dans la chambre : « Ah oui, la valise rouge est de sortie… Vous pensez partir où exactement ?

- J’allais vous poser la même question. Vous êtes bien sa nouvelle assistante ? Si vous ne savez pas où l’on va, nous avons un problème !

- Je vous confirme que nous avons un problème, mais pas forcément celui que vous croyez ! Je vais vous aider avec votre valise plus tard, mais avant cela, racontez-moi donc vos projets : avec qui partez-vous ?

-  Je pars avec Carl ; il va venir me chercher ; il va m’emmener loin d’ici et on pourra se marier. Je prends un nouveau départ » !

La femme soupire et regarde Louise avec tendresse : « Ah, Carl est donc de retour, ça faisait longtemps. ».  Elle se lève, ramasse le plateau de thé et le dépose près de l’évier. Elle fait mine de jeter la serviette en papier mais en profite pour farfouiller discrètement le dessus de la poubelle. Elle revient s’installer à la table du salon et prend la photo en noir et blanc posée sur la table.

- « Venez donc vous asseoir avec moi et manger votre soupe de légumes. On va discuter un petit peu.

- Mais je n’ai pas le temps de discuter ! Carl m’attend en bas. Et puis je ne vais pas diner ici avec vous. Vous pensez bien qu’il va m’inviter dans un bon restaurant pour nos retrouvailles !

- Je pense que vous avez un peu de temps avant qu’il arrive. Carl risque de venir plus tard, et peut-être demain d’ailleurs… ou même un autre jour. Vous savez bien, c’est souvent qu’il n’apparait pas quand vous l’attendez. C’est pour ça qu’il faut prendre vos petites gélules. Pour ne pas être trop triste s’il ne vient pas et surtout pour ne pas l’attendre… éternellement.

- Vous dites n’importe quoi. Carl sait que je l’aime et que je l’attends. Il va arriver.

- Mme Louise, vous vous souvenez où vous êtes ici ? Je suis Madeleine, votre soignante. Vous savez bien que Carl, il existe beaucoup dans votre tête et dans votre cœur mais pas beaucoup dans votre vie. Parlez-moi plutôt de cette photo. Je ne l’avais jamais vu ?

- C’est moi au départ du 100m des JO de Mexico. Ma dernière course… mais je ne suis jamais arrivée, j’ai été disqualifiée après deux faux-départs. »

 

faux depart

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