Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Brèves et cetera

25 mai 2018

Week-end à Rome

 

Un bouton d’interphone ; une voix masculine :

- Si ?

-  J’ai rendez-vous avec Mme Zeller.

Le mécanisme qui ouvre un pan de la lourde porte en bois se met en route. Un porche sombre me mène à une grille en fer forgé derrière laquelle je devine un jardin italien. Une allée de gravier blanc m’entraîne dans ce parc, sillonné de haies de buis, de rosiers, d’acanthes, de cyprès et de pins romains. Deux petites fontaines plus loin, je pénètre dans la Villa Bonaparte. Il y a quelque chose de spécial ici, qui vous incite à la grandeur : on se tient plus droit, on parle moins fort, on ne se vautre pas dans le canapé du salon égyptien et on essaie, je dis bien on essaie, de ne pas jurer !

La première séance d’écriture débute au premier étage, sous une treille de bambou et de jasmin. Un buste de Louis XV me raconte un après-midi avec son sculpteur. Puis, les oiseaux d’une tapisserie m’énumèrent les merveilles survolées dans leur pays imaginaire. Finalement, la description d’un citron jaune me titille les papilles ; il est l’heure de passer à table.

D’un lieu unique à un autre, d’une séance d’écriture à une seconde, il n’y a que 24 heures et quelques kilomètres.
Le cloître de Bramante est à l’antipode de sa fourmillante voisine la place Navone ; le silence, la fraîcheur et la sérénité règnent ici. Je flâne dans le déambulatoire, j’admire les frises peintes dans chacun des arcs romans et c’est tout naturellement que j’entame un conte de fée. L’histoire se déroule à Rome et, comme il est de coutume pour ce genre littéraire, il démarre par “il était une fois”. La fin n’est pas encore écrite mais dans mes rêves les plus fous, elle pourrait ressembler à « elle vécut heureuse et eut beaucoup de romans ! ».

Une petite marche dans ce quartier touristique nous mène à l’église Saint Louis des Français. L’attroupement au fond de l’aile gauche indique l’emplacement des Caravage. Qu’on aime ou pas le style de ce peintre, la force, l’énergie et la lumière qui se dégagent de ces trois toiles sont indéniables. Le temps d’une séance d’écriture, Saint Matthieu reprend vie et me livre sa fatigue, le poids de la vieillesse et surtout ses peurs quant à la fin de son ouvrage. Finalement il est comme tous les écrivains : il doute ! Mais lui a un ange qui veille et le guide ; son animateur d’atelier d’écriture en quelque sorte !

La météo pluvieuse du jour suivant nous fait nous réfugier dans la sublime villa Médicis où un gigantesque canapé aéré et surtout sa vue imprenable sur Rome nous accueillent. Cet horizon magnifique me ferait presque perdre mon latin qui est d’ailleurs le thème de cette séance d’écriture. Je me transforme aujourd’hui en une athlète qui sillonne les rues de Rome, fatiguée, blessée mais triomphante. Comme les 20000 hommes qui m’accompagnent, je me dis, en passant la ligne d’arrivée : Veni, Vidi, Vici !

Et ce n’est que le début des réjouissances car cette journée se termine à la villa Bonaparte, par la remise des prix du concours “écrire au musée” de l’association Plumes d’ici et d’ailleurs : un discours émouvant d’Odile, un cocktail, des gens qui vous félicitent, de belles lectures de textes, la remise du recueil en main propre par M. Jacquot du Centre Saint Louis… Je n’arrive toujours pas à croire que ma petite muse ait fait mouche ! Pour conclure magnifiquement cette soirée unique, un orchestre, un chœur et ses solistes nous entrainent à travers des œuvres baroques et classiques en l’église Trinité des Monts.

Je savoure une dernière nuit sous le regard d’Atalante, d’Hippomène et de Minerve. Il est déjà temps de rejoindre la centrale électrique de Montemartini et ses œuvres d’arts qui accueillent mon ultime séance d’écriture romaine : ! Jeanine, Maria, Yvonne et Agneshka se joignent à moi pour raconter l’histoire du train de Pie IX, mis au musée après des années de bons et loyaux services ! Puis ce sont les statues, les tombeaux, les membres désarticulés qui se livrent à nous, sans pudeur, sans honte ; chaque œuvre, chaque fragment de pieds ou de mains, aussi minime soit-il, a une histoire et nous la raconte ! C’est d’ailleurs ce que je retiendrais principalement de ce séjour romain et des conseils d’Odile : avec du travail, de la persévérance et de l’envie, tout s’écrit.

La « bulle technique » de la Villa Bonaparte, la gentillesse et la prévenance de mes hôtes resteront gravées dans mon cœur ainsi que, je l’avoue, la joie et l’émotion de voir mon nom écrit en toute lettre dans un recueil de nouvelles.

rome

 

Compte rendu de mon sejour romain, 1er prix du Concours "plumes d'ici et d'ailleurs" - Nature morte

Publicité
Publicité
22 avril 2018

Point de vue

- « C’est un rôle magnifique, magnifique vraiment. »

Ça fait maintenant cinq minutes que Jackie, mon agent, me vante les mérites de ce rôle. C’est à se demander qui elle essaye de convaincre, elle ou moi ?

- « J’te l’accorde, magnifique ; mais tu n’oublies pas un détail important ?

- Lequel ?                                          

- Je ne suis pas aveugle !

- Et est-ce que Jean Marais était Bossu ? Est-ce que Fanny Ardant est transsexuelle ou Jean Dujardin surfeur ? Non ! Donc tu n’as pas besoin d’être aveugle pour jouer un aveugle, mon chou. Tu es acteur oui ou merde ?  Il faut juste que tu bosses le rôle.

- Tu me flattes ! Remarque ? tu as raison, Dujardin a commencé comme moi, dans une série hebdomadaire. Dis-moi, petit détail technique : Je vais porter des lunettes de soleil tout le film ?

- Tu vas jouer Louis Braille en 1830 ; pas Gilbert Montagnier dans les années 80 ; donc pas de lunettes noires. Pour le casting, il faut que tu bosses le regard fixe, inexpressif ; et, si tu n’y arrives pas, tu joueras les yeux fermés, mais c’est moins flatteur.

- Ca serait dommage, mes yeux, c’est ce que j’ai de plus beau.

- Il serait peut-être temps que le public t’aime pour autre chose que tes beaux yeux ; tu ne crois pas mon chou ?

- T’as raison Jackie, je vais leur prouver à tous que je peux le faire ! C’est quand exactement le casting ?

- Dans une semaine ; Commence par bosser le regard inexpressif ; inexpressif comme, comme une pomme par exemple. Tu dois vraiment donner l’impression que tu ne vois pas les gens en face de toi… Ça, tu devrais y arriver facilement. Pour la démarche par contre, il faut que tu t’entraines.  

- Compte sur moi Jackie. Je m’y mets tout de suite. »

 

Je raccroche et me mets immédiatement au boulot. Ce rôle est pour moi ! Dujardin est connu dans le monde entier comme l’acteur muet de « The Artist » ; je serais bientôt la star aveugle de The … The Braille ! C’est un bon titre ça, faudra que je le suggère à l’équipe du film.

Naomie, ma copine du moment, une sublime figurante rencontrée sur la série, s’approche et m’interroge sur la proposition de Jackie.  Alors qu’elle parle, je décide de porter mon attention dans la direction du son de sa voix. Que s’est compliqué de rester inexpressif, les yeux fixés ! Regarder sa bouche, uniquement sa bouche, sans rien exprimer, sans rien regarder d’autre, ni plus haut, ni plus bas surtout. Quelle paire de seins ! Trop tard ; il n’a fallu qu’une seconde d’inattention pour que mon regard s’égare. Je me reconcentre, retour sur sa bouche. Quand je lui réponds, je tente d’être aussi inexpressif qu’une pomme comme l’a conseillé Jackie ; je reste concentré sur ses lèvres. Je dois être plutôt bon dans mon rôle de pomme car Naomie finit par être agacée ;

- Qu’est-ce que t’as ? Pourquoi tu me fixes comme ça ? j’ai quelque chose entre les dents ?

- Mais non, je réfléchis.

- Et alors, ça t’empêche de me parler ? Tu m’saoules ce matin, j’ai l’impression d’être transparente!

Elle est plus fine que je ne pensais ! Depuis que j’ai commencé l’exercice, elle a raison, je ne la vois plus vraiment. Mais qu’est-ce que je l’entends ! je l’entends beaucoup ; je l’entends trop en fait. Sa fadeur, son coté lisse me saute aux yeux.

- Naomie ma pomme, euh ma puce, ça n’a rien à voir avec toi mais faut vraiment que je bosse là!

- C'est ça ouai, ben vas-y, bosse ton aveugle, moi je rentre.

Elle se lève et prend son sac posé sur la table. Les ondulations de son corps magnifiées par cette petite robe fleurie me font immédiatement recouvrer la vue. Je me lève et la rattrape sur le seuil. Je l’embrasse à pleine bouche en lui promettant de la rappeler demain. Il faudrait être aveugle pour laisser partir une bombe pareille ! 

La porte refermée j’observe mon salon. Ça fait 5 ans que je vis dans cet appartement de 30m². Ça ne devrait pas être difficile de m’y déplacer, même non voyant. Je ferme les yeux et avance d’un pas. J’ai aussitôt l’impression de perdre l’équilibre. Je tends le bras pour me raccrocher à la bibliothèque de l’entrée. Pas là ! Je fais trois petits pas d’enfants avant que mes doigts rencontrent enfin une étagère et s’y accrochent. Je continue prudemment car la table basse ne doit pas être loin. Aie, mon tibia l’a trouvée ! Je suis bon pour un bleu demain ; Je me sers de la table comme rampe de direction et continue. Plus loin à droite, la cuisine. Je vais me faire un café. Un pas, deux pas, trois... Il est où ce mur ? Faut que je fasse gaffe car j’ai un cactus par ici et après le tibia, je ne voudrais pas m’abimer les mains. J’entrouvre un œil ; j’ai évité le cactus de peu. Je pose ma main gauche sur le mur, me positionne en direction de la cuisine et referme vite ma paupière ; j’avance un peu : la fenêtre, le rideau, le chambranle de la porte, le compteur électrique. Là, quart de tour à droite pour faire face à la cafetière. J’avance le bras. Ma main rentre en contact avec l’inattendu : une matière froide, molle et humide. Surpris, je recule brusquement et me tape la tête dans le compteur électrique. Bordel ! J’ouvre les yeux ; le sachet de thé de Naomie gît sur le plan de travail. Quelle conne ! j’ai bien fait de lui dire de partir. Je me saisis de l’intrus, le balance à la poubelle en me frottant le crâne. C’est beaucoup plus dur que je ne le pensais. Sans vision, tout devient étranger, dangereux. Je ferme à nouveau les yeux, en ayant pris soin au préalable, de bien visualiser où se trouvent les capsules, la tasse et la Nespresso.  De la main gauche je tends la main vers l’égouttoir, me saisis d’un mug et la place sur le porte-tasse de la cafetière. Dans la boite en métal je prends une capsule. Après plusieurs secondes à tâtonner, je trouve son emplacement, referme la cafetière et appuie sur le bouton. Le moteur se met en route, la bonne odeur de café m’arrive aussitôt aux narines. Le moteur s’arrête. Je me saisis de la tasse et la lâche immédiatement, brulé par le liquide chaud qui se trouve sur la surface extérieure de la tasse plutôt qu’à l’intérieur. La tasse se renverse en tombant et j’ai du café plein le plan de travail. Quelle merde ! Je nettoie, yeux grands ouverts puis me dirige vers le téléphone. J’appelle Jackie, excédé.

-  Jackie, c’est beaucoup plus dur que je ne pensais.

- Si tu penses, c’est déjà un bon début mon chou !

- Arrête de te foutre de moi. Le regard fixe, la pomme, je gère mais pour les déplacements, j’ai déjà perdu un tibia, mon crane et une main… à ce rythme-là, je serai handicapé avant le casting. Tu n’as pas un conseil ?

- L’entrainement mon chou. On ne devient pas aveugle en un jour ! Et puis regarde peut-être « Parfum de femme », ça devrait t’inspirer. Je l’ai à maison, si tu veux. T’as qu’à passer.

- J’arrive !

 

Je raccroche, prends mon manteau et me dirige vers la porte. J’ai encore oublié d’être non voyant. Il faudra que je voie avec Jackie s’il n’existe pas des lentilles opaques pour m’obliger à être aveugle. Comment vais-je m’en sortir dans la rue sans guide ? Le long parapluie noir anglais me fait de l’œil ; il fera office de canne blanche. Sur le seuil je ferme à nouveau les yeux, prends les clés et tente de trouver la serrure pour fermer à double tour. Il me faut plus d’une minute pour trouver la serrure et insérer la clé dans le bon sens. Que de temps et d’efforts pour effectuer la moindre tache, même familière.  Je me retourne, pose la main contre le mur et avance vers l’ascenseur. Je trouve le bouton pour l’appeler du premier coup ; Trop fier ! Je ne vois pas les portes s’ouvrir mais j’entends une voix qui dit « étage 3 ». Ce nasillement qui m’insupporte depuis mon emménagement dans l’immeuble m’apparait est une vraie bénédiction. J’entre et pose ma main sur la paroi de gauche pour localiser les boutons des étages. Sous mes doigts, je sens le contour des 6 boutons ainsi que des petits grains à l’intérieur de chaque cercle. C’est du braille. Quelle invention géniale ! Le mec que je vais peut-être interpréter est un héros ! Je découvre au même instant tout l’intérêt du braille et toute mon incompétence à le décrypter. Où est le bouton 0 ? Je sais qu’il est à côté de celui de la sonnerie d’urgence mais en bas à gauche ou en bas à droite ? Combien de fois ai-je appuyé sur ce satané bouton depuis 5 ans ? Des milliers ! Ça fait des années que je vois sans voir, et je ne parle pas que du bouton 0… Tout à mes réflexions philosophiques, je triche à nouveau et ouvre un œil ; le 0 est à gauche. L’ascenseur se met en mouvement. Après quelques secondes de descente, la voix la plus sexy du jour m’annonce « Rez de chaussée ». Un, deux, trois, quatre ; parapluie en avant, je m’avance dans le hall en comptant mes pas. Ma canne noire bute contre la porte de l’immeuble. J’essuie de la main le mur froid en marbre pour localiser le bouton d’ouverture. Mon geste est trop brusque et je m’accroche le petit doigt dans le cache bouton métallique. Et allez, une blessure de plus ! J’appuie sur le buzzer, je tire la porte et m’avance. Il y a une marche ; je le sais, donc je laisse tomber mon pied dans le vide à la recherche d’un appui ; j’ai la sensation de tomber dans un précipice sans fond. Quand mon pied rencontre enfin le trottoir, je laisse échapper un soupir de soulagement : j’ai franchi le premier obstacle.

J’habite dans une rue tranquille, à deux pas du métro. Le trajet jusqu’à la station je l’ai parcouru des milliers de fois ; je pourrais le faire les yeux fermés ! c’est ce que nous allons voir ; je me lance. De la main gauche je tiens le parapluie ; je mets la main droite contre le mur de l’immeuble et commence à avancer. Je suis saisi par le froid du mur et son aspect granuleux. Surpris également de sentir le vent sur mon visage. Un, deux, trois pas, au quatrième j’ai l’impression de flancher, mon pied ne trouve pas le sol au moment attendu, le mur se dérobe sous mes mains. Il n’y a pourtant pas de route j’en suis sûr ! quand je fais bouger le parapluie devant moi, je sens des sortes de rainures au sol. J’avance la main un peu plus loin dans le vide et je finis par rencontrer un barreau froid, puis un deuxième. Le bruit d’un moteur de voiture au niveau de mon oreille droite finit par me renseigner : je suis sur le passage bateau du parking de l’immeuble ! J’ouvre les yeux et bondis en avant hors du danger ! mon voisin du 5ème est au volant. Il ouvre la fenêtre côté passager et m’interpelle :

- « Ben, Dr Louis, qu’est-ce que vous faites là, planté au milieu de la sortie ? vous êtes perdu ? vous voulez que je vous dépose quelque part ?

- Merci Monsieur… non, non ça va aller, j’étais juste inattentif.

- Comme vous voudrez. »

Depuis que j’ai commencé l’entrainement ce matin, mon ouïe a dû s’affiner car je l’entends constater tout haut alors qu’il a déjà refermé sa fenêtre : « Ah ces acteurs, toujours perchés ; un parapluie par cette chaleur, n’importe quoi »

 

Je me repositionne dans le sens de la marche, main au mur, yeux clos, et j’écoute. Les yeux fermés, les bruits du matin sont démultipliés : un chien qui aboie, un bus qui passe, les voitures qui ralentissent, les pigeons qui roucoulent, les talons qui claquent, des gens qui toussent, des chaises métalliques qu’on installe en terrasse ; beaucoup de mystères aussi : quelque chose roule sur les pavés. Est-ce la trottinette d’un enfant, la poussette d’un parent, le charriot à provision d’une grand-mère, ou la valise à roulettes d’un homme d’affaires ? Je mise sur le charriot à provision ; j’entrouvre un œil, c’est un costard-cravate sur une trottinette ; tous mes préjugés sont mis à mal aujourd’hui. C’est confirmé, il semble que je sois malvoyant à bien des niveaux ! Je reprends ma route. Je sursaute quand la veste d’une personne qui marche en sens inverse frôle ma main. Je ne l’ai évidemment pas vu venir mais je perçois maintenant le léger appel d’air provoqué par son passage, j’entends le bruit régulier de ses talons sur le sol et je sens son parfum, fort, sucré comme celui de Naomi. Une femme c’est sûr ! Belle peut-être ? Je suis tenté une seconde d’ouvrir à nouveau les yeux pour vérifier ; mais vérifier quoi ? Qu’elle est belle, qu’elle m’a reconnu, qu’elle me plait, que je lui plais ? Finalement le mystère est tout aussi excitant. Je garde donc les yeux clos et je continue. Ma main touche une matière lisse. Une douce odeur de croissant arrive à mes narines. Je suis à la boulangerie. Je déclenche par inadvertance la sonnette au passage de la porte d’entrée.

- « Bonjour M. Louis, ça ne va pas ? vous voulez de l’aide »

- Non non, ne vous inquiétez pas, je m’entraine !

- Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? Ne me dites pas qu’ils vous ont rendu aveugle à la télé ? »

Je dois bien jouer car la boulangère a l’air profondément concernée, touchée,  même. Je la rassure en lui expliquant que c’est pour un autre rôle.

- « Vous n’allez plus être M. Louis. Je ne vais plus vous voir tous les soirs ? »

Je tente, une énième fois de lui expliquer que Louis n’est pas mon nom réel mais celui de mon personnage dans la série qu’elle affectionne tant et dont elle ne rate pas un épisode.

- « En réalité, je m’appelle Simon. Et là je m’entraine pour jouer un autre personnage.

- Et vous jouerez qui alors ?

- Louis Braille

- Donc vous êtes toujours M. Louis ! Pourquoi voulez-vous que je vous appelle Simon ? »

Je capitule, acquiesce et la salue. Elle me répond d’un gentil « à ce soir M. Louis ! ».  Elle semble penser que nous passons nos soirées ensemble, même si c’est par petits écrans interposés.

Je reprends ma route ; ma main se fait plus légère sur le mur pour passer sans blessure les gouttières, les poignées de portes, les bords de fenêtres. Un bruit lancinant arrive par derrière ; quelque chose qui traine sur le sol couplé à un roulement grinçant. Le bruit me rattrape, me double. Le bruit sent la cigarette et la décharge. C’est le balayeur qui traine sa poubelle en laissant glisser son balai vert plastique derrière lui ! Je vérifie du coin de l’œil. Je ne me suis pas trompé. Il rejoint sans doute ses potes au café du coin.

Je continue mon chemin, plus confiant. Une ambulance passe, sirène hurlante ; instinctivement, je me range sur le côté du trottoir. Un peu plus loin, je sens un souffle tiède contre mon mollet. Une odeur de lessive, de chaud m’arrive aux narines. Sous ma main, la matière est lisse. Je suis donc sur une vitrine de magasin : la blanchisserie ! Mon cerveau recrée doucement ses repères. Un homme passe en sens inverse. Il a la voix grave et autoritaire des personnes qui se pensent importantes. « S’il veut la jouer comme ça, laisse-le faire » ; pas de réponse ; il est sans doute au téléphone. Je réfléchis à ses mots : parle-t-il d’un acteur, ou est-ce juste une façon de s’exprimer. Tout à cette réflexion, je continue mon chemin, les yeux toujours fermés, sans faire attention. Soudain, mes pieds se prennent dans quelque chose ; je bascule vers l‘avant, ma tête heurte un poteau, je tombe à genou sur le trottoir en jurant. J’ouvre les yeux et reprends doucement mes esprits. C’est un carton de vieilleries abandonné au pied d’un panneau de signalisation qui est responsable de ma chute. L’homme, toujours au téléphone, se retourne et me regarde ; il esquisse un sourire et reprend sa route et sa conversation. Un connard, je le savais ! Je m’apprête à l’interpeller pour lui dire ce que je pense de son ton arrogant et son regard narquois quand j’entends une petite voix frêle et je sens une main sur mon épaule :

- « Ca va monsieur, je peux vous aider ? ». Je me retourne ; c’est une petite vieille de l’Ephad d’à côté ; je l’ai déjà vue plusieurs fois. Je me suis souvent demandé si elle avait toute sa tête.

- « Mais vous êtes le docteur de la Télé! Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Comment vous avez fait votre compte pour ne pas voir le carton ? Donnez-moi la main, que je vous aide à vous relever. »

Elle, qui ne doit pas faire 1m60, qui est courbée comme un arc et légère comme le vent, me propose son assistance. Elle, que je n’ai jamais aidée à porter son sac à provisions ou à ouvrir la lourde porte d’entrée de ce bâtiment car je suis toujours trop pressé surtout si je me rends à un casting ou à un plan-drague, elle donc, trouve tout naturel de me proposer son soutien.

- « Merci Madame, je m ‘entraine à jouer les aveugles et je n’ai donc pas vu le carton.

- Quelle drôle d’idée. En tout cas, vous avez encore besoin d’entrainement car je n’ai jamais vu un aveugle tomber ou se vautrer, comme vous en ce moment, sur un trottoir ! Comme dirait l’autre : l’aveugle se détourne de la fosse où le clairvoyant se laisse tomber ! »

Je ne comprends rien à ce qu’elle me dit. C’est bien ce que je pensais, elle débloque la vieille. Je me relève en m’aidant du panneau, la remercie, me recoiffe et tourne les talons. De son côté elle repart tranquillement, en marmonnant : « Quand je vais raconter à Elvis que j’ai secouru le docteur de la télé ».

Je m’apprête à reprendre l’entrainement quand mon portable sonne.

- Mon chou, je viens de recevoir une proposition du tonnerre. Ils veulent faire un « Alerte à Malibu » à Saint-Tropez ! le personnage principal sera un maitre-nageur. Ils cherchent surtout un physique, pas forcément un cerveau. J’ai tout de suite pensé à toi ! En revanche y’a un hic, c’est le même jour que l’audition pour le rôle de Louis Braille. Tu choisis quoi ; le nageur ou l’aveugle ?

Ma chute et les mots de la vieille dame me reviennent à l’esprit. La réponse me saute aux yeux et je m’entends répondre : « C’est tout vu ! »

 

240_F_141957039_5za6eXy9Hm1CavBkbqBQhnBE8TT7HneC

12 mars 2018

Faux-départ

L’odeur de soupe de légumes lui fait froncer les narines quand elle pénètre dans son appartement. Il faut vraiment qu’elle dise à Madeleine, quand elle viendra ce soir, de changer les filtres de la hotte. Leur inefficacité n’est plus à démontrer. Elle retire sa capuche de pluie et l’accroche avec son manteau en laine vert-sapin sur la patère derrière la porte d’entrée.

 - « Oh hisse ; elle est de plus en plus haute cette patère. Il faut que je dise à Madeleine de la baisser. » Elle s’avance lentement vers le canapé.

- « Ben dit donc mon Lewis, tu as bien fait de rester au chaud. Quelle pluie ! Heureusement que j’avais pris ma capuche ; sinon je serais allée chez le coiffeur pour rien. »

Elle s’approche du canapé et s’assoit à côté de Lewis qui s’étire de toute sa longueur en posant une patte blanche et amicale sur la cuisse de Louise. Elle lui gratouille la tête ; il ronronne tout bas.

- « Gros fainéant, pousse-toi un peu que je puisse m’asseoir. Tu as vu, je me suis faite belle ! La coiffeuse m’a fait une couleur ; elle dit que c’est à la mode ! tu en penses quoi ? »

Avec ses deux mains fines, elle réajuste sa mise en plis. Le chat la fixe un long moment, évaluant l’apparition de nouvelles nuances bleutées sur les cheveux blancs de sa maitresse puis finit par approuver d’un petit miaulement. Louise se penche et délace ses souliers noirs. Elle en profite pour frotter les quelques éclaboussures de boue sur l’arrière de ses mollets musclés puis enfile ses chaussons-ballerines brodés. Elle s’installe dans le canapé et caresse Lewis qui ronronne gaiement. Elle allume la télé. Une musique bien connue retentit. Louise observe l’écran.

- « Trompé ». Elle compte sur ses doigts ; « T.R.O.M.P.E. ; 6 lettres ! Tu as vu ça Lewis, je m’améliore de jour en jour ! »

La voix d’un candidat résonne « 9 lettres, emportées ». Louise acquiesce : « il est fort celui-ci ».

Elle se lève et met en route la bouilloire. Elle prend la boule à thé et s’approche de la poubelle ; elle tapote le bord en plastique pour évacuer les feuilles de thé infusées du matin qui, en tombant, recouvrent 4 petites gélules blanches. Ça fait une semaine qu’elle a arrêté son traitement. Elle a vu dans une émission de télévision que c’est ça qui la fatiguait. Elle se sent bien mieux, plus vive. La preuve, elle trouve des mots plus longs maintenant ! Elle sort un petit plateau, y pose sa tasse de porcelaine anglaise, sa boule à thé qu’elle a rempli de Earl-Grey puis dépose un shortbread, son biscuit préféré sur une serviette en papier. Elle ajoute également une petite coupelle et y verse du lait. Au bruit, elle sait que l’eau est prête…. Vite, elle arrête la bouilloire et verse l’eau à parfaite température. Elle retourne vers le canapé avec son gouter.

-  « Tea time Lewis ». Le chat descend du canapé, s’assoit et attend. Louise lui place sa coupelle au sol ; elle, croque dans son biscuit.

- « Allez encore un coup de lettres et on arrête la télé pour aujourd’hui. Ça va être dur de faire un 9 lettres avec un H. Ah non, ça va il y a un C ; euh, alors, un CHAT, CHALET, LECHA… Oh non regarde il y a ATHLETE ! comme nous ! »

Louise se lève et marche lentement vers sa chambre. Lewis la suit et, pendant qu’elle scrute le meuble vitrine, il prend sa place de l’après-midi, sur le lit.

- « Qu’est-ce que je lis ? Agatha Christie ou Simenon ? Tu as raison, mieux vaut passer la soirée avec Miss Marple qu’avec Maigret ; elle est plus sympathique ! » Elle tire le livre choisi de l’étagère et se dirige vers le lit.

- « Allez je prends l’Hôtel Bertram, je ne m’en rappelle plus, je l’ai lu il y a des années ! ». Une photo jaunie tombe, retournée sur le sol.

- « Curieux, elle devait être coincée là depuis longtemps ». Elle saisit la photo et la retourne. Les couloirs de course ; les mains en appui ; les doigts flirtant avec la ligne de départ ; le bassin haut, les muscles tendus, les pieds dans les starting block, la tête haute, le regard sur l’objectif, la concentration, les espoirs, les « à vos marques », les « prêts ; partez », les années d’effort, les médailles, les voyages, les honneurs, les entrainements, les blessures, les victoires, les défaites, la dernière course et, après, le vide jusqu’à sa rencontre avec Carl… Cette nuée de souvenirs la fait reculer de deux pas en arrière. Elle se laisse tomber sur le lit. Le miaulement du chat qui a manqué de se faire écraser dans la manœuvre la fait se relever, déterminée.

Sans une excuse pour Lewis, elle va poser la photo sur la table du salon puis ouvre le bas du meuble vitrine et en tire sa petite valise rouge.

Elle glisse son livre de poche entre les deux barres de la poignée télescopique de sa valise. De part et d’autre de cette même poignée, elle place ses chaussons de voyage. Ses mouvements sont automatiques, pas besoin de penser, elle les a faits tellement de fois, de championnats en championnats. Elle enferme une paire de mocassins dans un bonnet de douche. A l’intérieur, elle glisse son tube de crème pour le corps et ses petites boites à bijoux. A droite des chaussures, c’est la place de la trousse de toilettes, du sèche-cheveux et des sous-vêtements.

Elle va vers sa penderie et décroche trois jolis chemisiers, sa robe fleurie et son pantalon noir. Elle les plie minutieusement pour ne pas les froisser. Elle ajoute sa chemise de nuit, un gilet bien chaud, un foulard élégant et sa médaille d’or bien sûr, son porte bonheur.

Elle glisse son passeport dans la poche extérieure du haut, et son magasine, dans celle du bas.

- « Et voilà, le strict minimum, comme toujours ! je ne dois pas être à 5kg ; Carl va être content, on n’aura pas besoin de s’enregistrer ! Lewis tu seras sage pendant mon escapade ! Ne sois pas jaloux, Madeleine va prendre soin de toi ! Moi je pars avec mon amoureux. »

Louise s’installe dans le canapé, regarde sa montre. Il est temps qu’elle mette ses chaussures, Carl va arriver. On frappe ! Quelle montre suisse celui-là ! elle crie « entre ! ».

Une femme ouvre la porte. Elle tient un plateau dans ses bras.

- « Bonjour Mme Louise. Comment allez-vous aujourd’hui ? Je vous le pose sur la table. »

- Oui oui, posez-moi ça et venez m’aider avec la valise. Qui êtes-vous, je ne vous connais pas ! vous devez être nouvelle à son service ? Il m’attend en bas dans la voiture ? Je suis sure qu’il me prépare une surprise !

- Vous ne me connaissez pas ?» Etonnée et dubitative, la femme s’avance et jette un coup d’œil dans la chambre : « Ah oui, la valise rouge est de sortie… Vous pensez partir où exactement ?

- J’allais vous poser la même question. Vous êtes bien sa nouvelle assistante ? Si vous ne savez pas où l’on va, nous avons un problème !

- Je vous confirme que nous avons un problème, mais pas forcément celui que vous croyez ! Je vais vous aider avec votre valise plus tard, mais avant cela, racontez-moi donc vos projets : avec qui partez-vous ?

-  Je pars avec Carl ; il va venir me chercher ; il va m’emmener loin d’ici et on pourra se marier. Je prends un nouveau départ » !

La femme soupire et regarde Louise avec tendresse : « Ah, Carl est donc de retour, ça faisait longtemps. ».  Elle se lève, ramasse le plateau de thé et le dépose près de l’évier. Elle fait mine de jeter la serviette en papier mais en profite pour farfouiller discrètement le dessus de la poubelle. Elle revient s’installer à la table du salon et prend la photo en noir et blanc posée sur la table.

- « Venez donc vous asseoir avec moi et manger votre soupe de légumes. On va discuter un petit peu.

- Mais je n’ai pas le temps de discuter ! Carl m’attend en bas. Et puis je ne vais pas diner ici avec vous. Vous pensez bien qu’il va m’inviter dans un bon restaurant pour nos retrouvailles !

- Je pense que vous avez un peu de temps avant qu’il arrive. Carl risque de venir plus tard, et peut-être demain d’ailleurs… ou même un autre jour. Vous savez bien, c’est souvent qu’il n’apparait pas quand vous l’attendez. C’est pour ça qu’il faut prendre vos petites gélules. Pour ne pas être trop triste s’il ne vient pas et surtout pour ne pas l’attendre… éternellement.

- Vous dites n’importe quoi. Carl sait que je l’aime et que je l’attends. Il va arriver.

- Mme Louise, vous vous souvenez où vous êtes ici ? Je suis Madeleine, votre soignante. Vous savez bien que Carl, il existe beaucoup dans votre tête et dans votre cœur mais pas beaucoup dans votre vie. Parlez-moi plutôt de cette photo. Je ne l’avais jamais vu ?

- C’est moi au départ du 100m des JO de Mexico. Ma dernière course… mais je ne suis jamais arrivée, j’ai été disqualifiée après deux faux-départs. »

 

faux depart

6 mars 2018

La mouche du coche

Comment peut-il me chasser, chercher à m’écraser comme ça après tout ce que nous avons partagé ?! Ne suis-je plus sa muse ? Je l’ai pourtant encore entendu dire à son ami peintre hier : « elle met du vivant dans mon œuvre ; sans elle, ce tableau serait quelconque ». Et je le rejoins : sans ma présence, sa corbeille en osier, ses fleurs et ses fruits paraitraient bien fades ; sans moi, pas de chef-d’œuvre ! Quelle mouche a donc piqué mon peintre ? hier il me laissait poser pendant des heures et aujourd’hui, sa toile terminée, il me pourchasse, me frappe et me laisse maintenant agonisante, sur le marbre froid. Ce statut de muse est ma foi bien précaire. Que de virevoltes en une semaine …

J’étais dans le jardin quand je vis mon peintre pour la première fois. Depuis le poulailler, je le regardais aller de bosquets fleuris en bosquets fleuris. Il observa, renifla, tâta, puis, insatisfait, il tourna les talons et repartit vers sa maison. Dans l’après-midi, il nettoya son atelier, déplia son chevalet en bois et installa une grande toile blanche dessus. Sur la table devant lui, il posa une corbeille en osier, brillante comme un sou neuf. Le lendemain matin, floraison et inspiration étaient en phase ; il sortit donc dans le jardin, armé d’un sécateur. Il choisit méthodiquement les fleurs cueillies : Cinq roses trémières pour avoir du blanc cassé, du jaune, du rose pâle, du vieux rose et du rouge ; trois pivoines fuchsia, une hampe de delphinium bleu, quelques œillets irisés et des roses blanches. Arrivé près du portail, il tourna la tête vers le pré cultivé de l’autre côté de la route. Il s’élança, disparut de mon champ de vision pourtant large, puis réapparut, quelques secondes après, son bouquet enrichi de deux magnifiques coquelicots rouges, d’un brin de chiendent sauvage et d’un gigantesque tournesol jaune. Sur le chemin de retour, il ne manqua pas d’ajouter un hortensia rose pâle, quelques capucines orange et de délicats bleuets.

Satisfait, il s’engouffra dans son atelier. Je m’approchai discrètement de la porte-fenêtre sale et j’épiai mon peintre. Il disposa son bouquet dans la corbeille neuve, fit quelques pas en arrière, observa puis revint vers le bouquet pour replacer les coquelicots plus haut sur l’arrière afin de former une belle diagonale avec l’hortensia et le tournesol. Il recommença plusieurs fois cette danse jusqu’à ce que le bouquet soit installé selon son idée. Il disparut à la cuisine et revint avec trois melons et un petit artichaut violet qu’il plaça de part et d’autre de la corbeille sur la table en marbre. Satisfait, il commença à peindre.

Nous fîmes connaissance ce premier jour, lorsqu’il ouvrit la porte pour aérer son atelier en ce chaud après-midi du mois d’aout. L’odeur du bouquet et des fruits murs ne me laissaient pas indifférente, il le remarqua vite. Tant que j’étais silencieuse, immobile et loin de son tableau, il me tolérait. Mais si je m’approchais du bouquet ou des fruits, il me chassait immédiatement. Je découvrais le coté versatile de mon artiste et je restais donc bien sagement dans mon coin à observer mon peintre reproduire à l’identique et à toute vitesse ce tableau délicieux.

Le troisième jour, il termina de peindre le bouquet et les fruits. Il posa son pinceau mais, à le voir aller et venir devant son œuvre, je sus que quelque chose le contrariait. Je m’approchai et lui glissai à l’oreille que son tableau était un peu fade et manquait d’originalité. Il me chassa immédiatement en faisant de grands gestes, sans rien écouter. Mais il finit par entendre car il alla dans le fond de l’atelier et ressortit des toiles qu’il avait peintes à d’autres périodes. Il les observa un moment puis reprit son pinceau et ajouta une fleur de myosotis au-dessus du melon, une branche de primevère sur la table devant le bouquet et deux tulipes noires, l’une en premier plan, l’autre au dernier plan, afin de faire ressortir les couleurs des autres fleurs. Pour faire un chef d’œuvre, mon artiste avait évidemment besoin des quatre saisons !

Le quatrième jour, alors que je l’attendais devant la porte de l’atelier, je le vis se diriger vers le verger. Il en revint avec des sarments de vignes où étaient accrochés la rosée du matin et d’énormes grappes de raisins blancs et rouges. Il les disposa à droite de l’artichaut et ajouta une feuille de vigne à la base du bouquet. La petite goutte d’eau sur cette feuille lui plut tant qu’il en ajouta une seconde sur celle de l’hortensia. Il fit mouche avec ces deux petites larmes : le bouquet était maintenant quasi parfait. Il regarda sa toile, satisfait. Il prit le torchon déjà plein de couleurs pour essuyer son pinceau ; il avait fini… Mais c’était sans compter mon intervention ! Je décidais d’imposer ma présence et mes idées. Je comptais sur le côté fine-mouche de mon peintre pour qu’il comprenne ce que je tentais de lui expliquer depuis 2 jours : Sa nature morte manquait de vie, manquait de moi !

Je me posai délicatement sur la rose trémière puis sur le melon et pris la pause. Mon peintre était sur le point de me chasser une fois de plus avec son torchon quand enfin, ma beauté lui apparut ; il posa ce satané bout de tissu, reprit son pinceau en main et se remit à l’ouvrage. Ma vie prenait un sens inattendu. De mouche fructivore à muse inspirante, il n’y avait qu’une patte que je venais de franchir.

Née d’une union contre nature, ma vie aurait pourtant dû être triste, au mieux banal. Mais j’avais eu la chance de prendre le meilleur de mes deux parents : j’avais en effet hérité de la beauté et de la force de ma mère et du régime alimentaire de mon père.

 Comme toute la famille de maman, j’avais fait mes heures de vol autour de la lampe de la cuisine. Des milliers de cercles, à plus ou moins vive allure autour d’un lustre marronasse. J’appris ainsi à virevolter, à éviter les coups de torchons ou de tapettes et à garder mon altitude, pour éviter la catastrophe aérienne tant redoutée. Quand j’obtins ma licence de pilote je quittai le foyer familial, seule. Mes cousines élurent domicile près des poubelles, moi, je pris la direction du jardin, car je suis fructivore, comme papa ! J’ai bien tenté les souris mortes abandonnées par le chat, les os rongés dans l’écuelle du chien, et même la bouse de vache tombée dans les prairies mais l’odeur fétide de ces charognes et de ces déjections me donnent des haut-le-cœur. Alors que l’odeur des fruits arrivés à maturité et la senteur d’un jardin fleuri me font vibrer de bonheur et m’ouvrent l’appétit. Jusqu’à ce jour, je me régalais des épluchures jetées aux poules : un festin de peaux de melon savoureuses, de trognons des pommes sucrées ou de pelures de poires juteuses.

Mais maintenant, tout a changé : mon odorat aguerri m’a menée à lui, à ce génie. Ma beauté l’a fait chavirer. Je suis devenue sa muse, son inspiration : j’ai donné vie à sa nature morte ! L’odeur du bouquet m’enivre et je m’endors en rêvant au succès de demain et j’oublie, un instant, qu’avant d’être muse, je suis mouche.

Mon peintre lui ne l’oublie pas. Trois fois croquées, il pose son pinceau, reprend son torchon, me vise et fouette. Je n’ai pas vu le coup venir ; j’agonise sur le marbre froid. Un dernier bruissement d’ailes ; la muse est éternelle mais la mouche est comme la nature, morte.

 

fruit-bouquets

 

Brève gagnante du concours Plumes d'ici et d'ailleurs – thème: description d'une nature morte

2 novembre 2017

La chasse au trésor

L’homme s’arrêta, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. Depuis deux jours, il errait dans cette épaisse et sombre forêt de sapins. Tous les arbres se ressemblaient ; pas de chemin, pas de maison, pas de panneau pour s’orienter. La batterie de son téléphone l’avait lâché dès la première soirée en forêt ; il venait de terminer sa dernière barre de céréale ; sa gourde était vide ; sa cheville blessée le faisait terriblement souffrir. Cette chasse au trésor qui durait depuis 1 an tournait maintenant, officiellement, au cauchemar.

Tout avait commencé sur un coup de chance, ou de malchance dirait sa femme. Ils accueillaient leur nièce pendant les vacances d’été. Comme toutes les ados, elle était friande des programmes télés racontant des histoires vraies extraordinaires.  Lui, qui ne regardait jamais les émissions débiles du samedi soir, avait tout de même cédé pour lui faire plaisir. Il s’était installé à côté d’elle pour faire ses mots-croisés, écoutant d’une oreille distraite cette niaiserie. L’histoire de ce milliardaire excentrique, et surtout l’excitation de sa nièce à son écoute, avait attiré son attention. Ce riche collectionneur d’art avait caché une cassette contenant un trésor de plus d’un million de dollars quelque part dans le monde. Il avait glissé des indices dans un poème de 9 strophes. Les ventes de l’autobiographie contenant le poème avaient évidement été fulgurantes, mais à ce jour, trois ans après sa sortie, personne n’avait découvert le trésor. Le présentateur lut la première strophe du poème. Pour l’homme, grand amateur de mots-croisés et d’énigmes, la réponse coulait de source. Ça se passait dans les rocheuses. C’est vrai que l’allure générale du milliardaire l’avait directement mis sur la voie des Etats Unis ; chapeau de cowboy, chemise bleue à carreau, pantalon en jeans, rire fort et méprisant. A travers l’écran il pouvait presque sentir son haleine de cigare froid et imaginer que son cheval l’attendait à l’extérieur du studio. Si toutes les énigmes du poème étaient du niveau de celle-ci, le trésor était à lui. Sa nièce en était également convaincue et, dès le lendemain, elle lui acheta le livre de ce JR Ewing de pacotille.

Les quatre premières strophes ne lui résistèrent pas longtemps. En 3 mois, il acquit la certitude que le trésor se trouvait au Nouveau-Mexique, au nord de Santa-Fe, sur une montagne de plus de 1500m. Fort de ces trouvailles, il entreprit plusieurs voyages sur place pour tester les hypothèses que lui inspiraient les 5 dernières strophes. Chaque vacance scolaire, il troquait son vieux velours vert et ses mocassins noirs pour un pantalon et des chaussures de randonnées de professionnels. Chaque vacance, il perdait un peu plus l’estime de sa femme qui avait le sentiment que, dans cette quête du graal insensée, il perdait son temps et leur argent ; le seul côté positif qu’elle y voyait, c’est qu’il avait également perdu des kilos superflus et gagné un teint bronzé de baroudeur qui lui allait bien, mais à quel prix ? Des livres, des outils, des voyages, des rencontres entre chasseurs, des nuits sur les sites internet dédiées à cette chasse au trésor… Un trésor d’ennui selon elle, qui voyait son époux s’éloigner. L’homme, possédé, ne comprenait pas le désintérêt de sa femme pour ce trésor qui ferait forcément leur bonheur ; il suffisait juste de le trouver ! Quand il ne donnait pas ses cours à la fac, il partait donc au Nouveau-Mexique, explorer les 3 montagnes de plus de 1500m dans la zone qu’il avait délimitée. Il cherchait désespérément « où les eaux chaudes s’arrêtent » ; sans ça, il ne pouvait pas dérouler le reste des instructions qu’il avait déchiffrées correctement, il en était certain. Dans le passé, il avait cru plusieurs fois tenir la cassette à portée de pelle ; mais non ; comme 60 000 autres chasseurs, il avait échoué. La frénésie de la chasse tournait dernièrement à la folie. Des tombes étaient profanées, des propriétés dévastées ; plus grave, cette ruée vers l’or avait déjà fait deux victimes. Sa nièce, sa femme, ses amis avaient tout fait pour le dissuader de partir pour cette énième expédition ; mais l’homme avait décidé de faire une dernière tentative, convaincu qu’il touchait au but. Il était arrivé dimanche dans cette région sauvage et accidentée. Il avait monté son campement et avait effectué une randonnée de trois heures qui l’avait mené là « où les eaux chaudes s’arrêtent ». Il avait tout prévu, un plan sans faille si ce n’est qu’une fois de plus il s’était trompé. Il avait creusé et creusé mais n’avait trouvé comme trésor que des cailloux et quelques ossements. Dépité et résigné, il était redescendu à son campement et sur terre ; il rendait les armes, le cowboy avait gagné ; lui avait perdu un an de sa vie, ses économies, quelques amis et sa femme peut-être.  Il était trop fatigué pour repartir le soir même ; il avait donc décidé de passer une dernière nuit dans les rocheuses dont il appréciait le calme et la tranquillité… quiétude toute relative puisqu’à 4h00 du matin, tout s’enchaina très vite : attaque d’un sanglier solitaire blessé, saccage de son campement, départ précipité avec son seul sac à dos, cheville tordue, égarement dans la forêt.

Putain de sanglier et surtout putain de milliardaire… sans ce beau parleur sorti tout droit d’un épisode de Dallas, il n’en serait pas là, à se demander s’il est déjà passé devant ce sapin… il serait tranquillement installé dans son canapé, à faire ses mots-croisés, à côté de sa femme. Comment allait-il s’en sortir ? Il avait survécu à la première nuit, mais ne jurait pas que le miracle se reproduirait. Il s’allongea au pied d’un arbre, épuisé, et alors qu’il luttait pour ne pas perdre connaissance, l’homme se mit à fredonner ; Dallas, ton univers impitoyable, Dallas glorifie la loi du plus fort ; il allait mourir dans ce bois de sapin et il chantait le générique d’une série débile des années 70. Son cerveau devait commencer à le lâcher. Il jurait même entendre un cheval hennir… ce délire Texan et cette ruée vers l’or le menaient tout droit à la folie et à la mort. S’il pouvait revenir en arrière il se garderait bien de partir en chasse ; un bruit dans les buissons ; pitié, pas le sanglier encore ; il n’a plus la force de se lever, il se protège le visage de ses mains et reste immobile. Il entend alors une voix : « Salut, je cherche un sanglier blessé, il n’aurait pas croisé ton chemin par hasard ». Il ouvre les yeux ; un garde-chasse sur son cheval le regarde ; un garde-chasse au trésor peut-être ; il s’endort.

The-Thrill-of-the-chase

 

Brève présentée au concours de la Médiathèques de Haute-Saintonge en 10/17 – Première phrase imposée

Publicité
Publicité
18 octobre 2017

La corde au cou

Tatiana suit l’homme à travers le showroom coloré. Ils entrent dans une petite salle sans fenêtre ; l’homme l’invite à s’asseoir ; son regard est bienveillant, attentif. Elle décide alors d’ôter son étole ; la corde apparait. C’est sa marque de fabrique, pas de naissance, elle est venue plus tard. Il a fallu une tentative de suicide pour qu’elle naisse à la base de son cou.

Elle a pourtant eu une enfance sans histoire. Puis est venue la maladie de sa grand-mère qu’elle aimait tant, et sa mort ; parallèlement, le couple formé par ses parents est aussi tombé malade ; il est également mort. Deux deuils et un déménagement à assumer à 16 ans, c’est beaucoup pour une fille sans histoire. Tatiana choisit la transparence. Elle n’attire pas les amis ou les ennemis. On ne la choisit pas en cours de sport pour faire partie de son équipe, on ne l’invite pas aux soirées anniversaires, elle n’est ni la tête de turc de la classe ni la chouchoute de la maîtresse, on ne lui demande jamais son avis, elle n’est fan d’aucun groupe de rock, amoureuse d’aucun garçon. Elle n’est rien. Dans la grande maison où elle habite alors, seule avec sa mère, elle s’est aménagée une pièce pour coudre. C’est sa grand-mère qui lui a appris. Elle a plein de tissus, de cordelettes, de rubans, de boutons. Elle aime toucher le cachemire et la soie. Ça lui apporte la seule douceur dont elle pense avoir besoin. Elle coud des écharpes, des étoles qu’elle n’ose pas porter ; elle les offre aux membres de sa famille, qui ne les portent pas non plus. Un matin, elle décide de recommencer son histoire et revêt une écharpe qu’elle a confectionnée ; un groupe de filles de l’école se moque ; « c’est quoi cette écharpe de grand-mère » ; il n’en faut pas plus pour la stopper dans son élan ; elle rentre à l’heure du déjeuner à la maison, fouille dans l’armoire à pharmacie et avale des somnifères avec du whisky. Lorsque sa mère rentre, elle trouve Tatiana allongée dans son atelier de couture, sa splendide écharpe de soie serrée autour du cou, inconsciente.

Samu, psy, amour parental, tatouage. Elle décide de marquer au fer rouge sur sa peau cette vie sans histoire et se passe la corde au cou. Elle se fait tatouer, sur la gorge, une élégante cordelette dorée et noire, aussi élégante que l’écharpe de soie qui lui a presque couté la vie.

Depuis, cette corde l’a maintenue en vie mais elle lui a aussi couté quelques boulots. Elle a eu beau la cacher pendant les entretiens d’embauche, sous des cols roulés et des beaux discours, la cordelette et sa fragilité apparaissent toujours, au détour d’une conversation ou d’un faux-mouvement.

Mais aujourd’hui, en entrant dans cette petite salle, elle a décidé d’assumer pleinement son parcours et son tatouage. Est-ce le regard bienveillant de l’homme ? Est-ce la présence, autour du rideau de l’entrée du showroom, d’une cordelette dorée et noire ? Est-ce pour montrer à cet homme que le poste de créatrice en passementerie est pour elle puisqu’il est gravé sur sa peau.

corde au coup

Brève présentée au concour AuFeminin.com en 09/17 - thème: C'était mon premier tatouage

 

6 octobre 2017

La fête des voisines

Un « Bip Bip Bip » étouffé traverse la cloison de ma salle de bain pour m’annoncer les infos de 7h00. Je mets la tête sous l’oreiller pour ne pas entendre le monologue ronronnant inaudible du journaliste star du 6/9. Pas de chance, c’est le genre de longueur d’onde qui traverse n’importe quelle matière. La nuit est finie, la radio du voisin en Air bnb en a décidé ainsi. Le temps d’une douche et le bruit sourd s’arrête enfin. Je ne tente même pas de me rendormir car je sais que dans 5 minutes, un autre son va se mettre en route : le piétinement de ma voisine du dessus, que j’ai d’ailleurs surnommé Madame clac-clac. Comme tout le monde le matin, Madame clac-clac doit se lever, aller boire un verre d’eau, aller aux toilettes, prendre une douche, s’habiller, se maquiller, prendre son petit déjeuner, se laver les dents, mettre ses chaussures et son manteau et partir… Enfin j’imagine ; je ne vois pas trop ce qu’elle pourrait ajouter à cela. Etant donnée les 28.5m² de son appartement (je sais, j’ai le même), comment est-il alors possible de faire autant de pas pour si peu d’action ?

Depuis que je l’écoute chaque matin arpenter mon plafond, j’ai imaginé 3 scénarios.

Scenario numéro 1 : elle a la maladie de Doris le poisson et oublie instantanément ce qu’elle prévoyait de faire et revient donc 50 fois sur ses pas.

Scenario numéro 2 : elle a très mal agencé son appartement. Peut-être a-t-elle mis son tiroir à petites culottes dans un coin, ses pantalons et jupes dans un autre, ses soutiens-gorge dans une troisième armoire et ses chemisiers encore ailleurs. Elle a sans doute également éparpillé aux quatre coins de son « palace », son tube de dentifrice, son maquillage, sa crème, sans compter le café, le pain, le beurre et la confiture…

Enfin, scenario numéro 3, mon préféré : elle a décidé de faire les 10 000 pas recommandés par le ministère de la Santé chez elle entre 7h10 et 8h00… elle tourne donc inlassablement autour de son lit et de son canapé, avec un podomètre attaché à sa ceinture… Et pour augmenter la difficulté (et mon énervement), elle enfile évidement ses chaussures à talons à mi-parcours.

 Quand enfin elle claque sa porte et descend lourdement les 4 étages à pied, je respire, me retourne et tente de me rendormir. J’ai 30 minutes avant le départ de ma voisine du dessous, Miss toc-toc comme je l’appelle. A chaque fois qu’elle quitte son appartement, elle claque sa porte puis la secoue violemment pour vérifier sa fermeture. Une fois rassurée, elle commence à partir, descend quelques marches, mais elle est systématiquement prise d’un doute à mi-chemin. Elle remonte alors l’escalier à toute vitesse et réouvre sa porte, juste pour le plaisir de la claquer et de la secouer à nouveau. Elle repart, mais il lui faut un troisième cycle ouverture-claquement-secouage pour être totalement rassurée et partir travailler. Ce petit manège fait à chaque fois trembler mon appartement, tel un séisme de magnitude 4 !

8h30, Miss toc-toc et le reste de mes voisins chéris sont partis bosser, je peux enfin espérer me rendormir. Mais c’est sans compter sur les ouvriers qui œuvrent sur le toit de l’immeuble voisin. Marteaux, scies, rabots se mettent en route à 8h30 et s’arrêtent à 9h00 ! Une demi-heure de bruit insupportable, puis plus rien jusqu’à 14h00… Alors pourquoi, dites-moi pourquoi, ils commencent si tôt ??? Cela conforte ma théorie qu’illogisme et « emmerdement sonore » vont toujours de pair !

Si je ne peux rien faire pour les ouvriers ou la radio du client en Airbnb, j’ai tenté un jour de parler à Miss toc-toc. Un matin, je suis sortie de chez moi au moment du premier claquement. En descendant d’un étage, j’ai trouvé une petite et jeune demoiselle sur le palier. Je lui ai demandé pourquoi elle claquait sa porte si fort. Elle m’a répondu que ce n’était pas elle. Je n’ai pas insisté mais je lui ai demandé innocemment, si elle savait qui c’était. Elle m’a dit qu’elle n’avait jamais rien remarqué ou entendu. J’en suis restée baba. Je n’ai pas osé insister. Face à mon échec avec Miss Toc-toc, je n’ai jamais osé une confrontation avec Madame Clac-clac. Je me voyais pourtant bien sonner chez elle, une paire de mules ou de charentaises à la main et lui chanter « j’vous ai apporté des chaussons » sur l’air des « Bonbons » de Jacques Brel. Mais je ne l’ai jamais fait ; car si je décide de lui parler des bruits qui proviennent de son appartement le matin, il faudra également que je lui parle des bruits de la nuit ; la conversation risque d’être plus compliquée que pour les talons. Difficile en effet de laisser entendre à sa voisine que, grâce à son lit grinçant, vous connaissez tout de sa vie sexuelle. Quand elle commence, quand elle s’arrête. Vous pourriez même dire quand elle a changé de mec ou si elle est en forme ou pas… C’est la beauté des appartements parisiens : vous ne savez pas le nom de famille de vos voisins, mais vous connaissez tout de leur libido.

Elle n’est pourtant pas la pire en la matière. Et oui à ce jeu-là aussi, Miss Toc-toc fait parler d’elle. Mais pour le coup, quand elle s’y met, c’est tout l’immeuble qui se plaint. Comment imaginer qu’une jeune et petite demoiselle comme elle, soit capable de hurler de plaisir telle une star de film X. Heureusement pour notre immeuble, ça n’arrive pas souvent. Mais ces nuits-là, aux cris de plaisir de la voisine, s’ajoute un concert de coups de balai, de coups de talon, de coups de marteau dans les murs, les plafonds et les planchers afin de la faire taire. Malgré cela, rien ne marche. Il faudrait que l’un de nous ai le courage d’aller sonner chez elle pour lui dire de baisser d’un ton ; ça n’arrivera pas ; on a tous trop peur qu’elle nous claque, nous secoue violement, 3 fois de suite, comme sa porte !

IMG_8890

6 septembre 2017

On n'a pas ça à Paris

J’ouvre les yeux, il fait nuit noire. Je ne reconnais pas la pièce autour de moi. Où sont mon armoire et mon petit bureau ? il ne fait pas si sombre dans ma chambre d’habitude ; et ce n’est pas si silencieux. Quelque chose claque ; je tourne la tête vers la fenêtre ; elle a changé de côté du lit ! Les persiennes du volet laissent passer quelques rayons de lune ; je distingue alors les montants de mon lit mais pas une seule peluche à mes pieds ; c’est pas ma chambre de Paris ; un autre claquement ; je veux me cacher sous les draps mais la lourde couverture matelassée rose m’immobilise ; à moins que ça ne soit la peur ! Une seconde après, je me souviens : C’est les vacances, je suis à Doubs ! Comme j’ai 7 ans, Mamie a décrété hier soir que j’étais assez grande pour dormir toute seule dans la grande chambre du 1er étage. Elle ne me parait pas si grande et si noire quand j’y dors avec ma sœur et mes cousines. Le claquement retenti encore mais maintenant je sais ; c’est le volet de la chambre d’à côté ; je repositionne le polochon et me rendors.

La lumière du jour qui passe maintenant à travers les persiennes me tire du sommeil. Mon bout du nez, qui n’était pas sous la couverture, lui, est tout froid. La cloche de l’église retentit 8 fois. C’est bon je peux me lever ; je saute du lit, enfile mes chaussons, cours dans le couloir pour atteindre l’escalier que je dévale à toute vitesse et me précipite dans la cuisine qui elle, est chauffée par le fourneau. Je fais un bisou à Mamie qui s’affaire dans l’évier et dis bonjour à la perruche qui jacasse dans sa cage au-dessus du frigo. Papi n’est pas là ; il doit être à la scierie. Je verse une cuillère de Benco dans le bol qui m’attend sur la table, je pousse la casserole qui contient mon lait sur le fourneau et je le surveille ; mais avec les yeux seulement ! j’ai interdiction formelle de toucher !

- Mamie Mamie, il monte, vite. 

Elle me pousse sur le côté et empoigne le manche brulant de la casserole avec sa manique ; je m’installe à table et je regarde, d’un air dégouté la petite passoire qui se remplit du produit blanc visqueux. On n’a pas ça à Paris. Mon papi il aime bien récupérer cette peau de lait quand il trempe sa tartine dans son bol. Dégueulasse ! si y’en a, je bois pas mon chocolat ; Mamie le sait bien alors elle fait attention.

Une tartine au beurre frais et à la confiture maison plus tard, elle m’annonce la mauvaise nouvelle :

- Va falloir se laver les cheveux aujourd’hui ma p’tite fille ! 

Pfff, j’aime pas me laver, surtout ici ; dans la salle de bain, il fait froid et y’a pas de douche automatique ; c’est Mamie la douche ! C’est elle qui me verse de l’eau sur la tête avec son grand broc en plastique jaune ; puis pendant que je me shampouine, elle prépare un deuxième broc pour rincer… je m’lave vite ; du coup j’attends et j’ai froid! sans compter que l’eau du broc est toujours trop chaude ou trop froide quand elle verse.

Cette corvée achevée, je pars jouer avec Vouki. Il vit près de la cave, sous la terrasse, dans la sciure ; il n’a pas beaucoup de visites, du coup c’est une vraie fête qu’il me fait à chaque fois que je descends le voir ; il tire fort sur sa chaine et jappe de plaisir ; sa joie est telle qu’il me fait tomber à la renverse et me voilà étalée de tout mon long dans la sciure, Vouki couché sur moi à me lécher le visage. Je ris et l’implore d’arrêter, sans beaucoup de motivation et sans me relever évidemment !

Je reste un moment à jouer avec lui jusqu’à ce que j’entende Mamie dans la cave. Vite je me lève, je me secoue, je me frotte, je me sèche les joues ; si elle me voit comme ça, elle va me renvoyer sous la douche ! Elle est penchée sur le vivier. Papi serait-il allé au Drugeon cette nuit ? Quand elle se relève, elle a une grenouille dans une main et les ciseaux dans l’autre.  Chouette !

- Tu m’aides à faire des nœuds aux pattes ! 

- Oui ! et j’pourrai couper le bout des doigts après ?

- Non t’es encore trop petite. 

Moi qui pleure quand le chat Grisou ramène une souris morte, je trouve tout à fait normal le sort que nous réservons à ces malheureuses grenouilles : attraper, assommer, couper, dépecer, nouer, manucurer…. Tout cela fait partie de la tradition familiale. Et le bonheur de les manger fait presque oublier l’horreur de la préparation. Nous nous attelons silencieusement à la tâche ; je jubile d’avance en pensant aux poêlées de cuisses de grenouilles au beurre que Mamie va nous cuisiner ! On n’a pas ça à Paris !

Quand on remonte de la cave, Papi est attablé avec le curé. Je sens qu’on va encore avoir droit à un sermon…

- J’ai pas vu la petite, dimanche ? 

Et voilà, c’est parti ; heureusement, Mamie me sauve :

- Elle avait un rhume, j’ai préféré qu’elle reste au chaud.

- Donne-nous donc de l’eau et des glaçons au lieu de raconter des bêtises, répond Papi.

Quelques Pontarlier plus tard, mon absence à la messe est oubliée. On déjeune rapidement et Papi retourne à la scierie. J’ai le droit de l’accompagner. Les machines râpent, crissent, scient, coupent. Les camions et les tracteurs vont et viennent. Partout cette odeur de sapin coupé et de graisse de moteur ; Je regarde toute cette agitation depuis mon petit coin où j’empile des bouts de bois pour former des garages pour mes petites voitures. Tonton, qui porte une planche sur son épaule me fait signe de le suivre. Il sort de l’usine et clac, il laisse tomber sa planche sur les autres puis monte dans le tracteur ; « tu veux faire un tour, j’ai une livraison » ; oh que oui ! ni une ni deux je me hisse sur le marchepied puis me glisse derrière lui dans la cabine du tracteur jaune et me cale sur la roue arrière ; c’est parti pour 30mn de tape-fesses, radio à fond ! On n’a pas ça à Paris !

A mon retour, Mamie est à la cuisine avec plein d’autres dames. Y’a plein de boites en plastique, de toutes les couleurs et de toutes les formes dispersées sur la table. Elles les regardent sous toutes les coutures et les commentent.  Ça papote, ça ragote, ça radote même ! On n’entend même plus la perruche ! Je ne vois pas ce qui les fascine… C’est des boites quoi ! Y’a même rien à manger dedans ! Une heure après, toutes les dames et presque tous les boites sont parties. Il n’en reste qu’une belle, grande et verte au couvercle transparent ; c’est moi qui l’ai choisie ! j’ai pris la plus grande que je trouvais ; c’est pour ranger les grenouilles préparées !

Mamie épluche des patates, Papi regarde « des chiffres et des lettres », la perruche jacasse toujours dans sa cage, je m'entraîne à ouvrir et fermer la porte du fourneau. C'est une opération compliquée. D'ailleurs, jusqu'à ces vacances je n'avais pas le droit de le faire ; « trop dangereux pour une petite fille » disait Mamie. Alors je m’entraine. J’ouvre la porte extérieure émaillée et me saisis du seul outil nécessaire : le pic noir métallique. La manœuvre consiste à débloquer le petit loquet qui maintient fermée la lourde porte en fonte noire ; sans se bruler bien sûr. C’est parti. Je glisse le pic dans le trou du loquet, je tire fort le loquet à droite, j'ôte le pic, je le glisse sous la porte en fonte, je tire la porte à moi, je mets la bûche, je pousse la bûche au fond du foyer puis je repousse la porte en fonte, je mets le pic dans le loquet, je le pousse fort à gauche, je raccroche le pic sur la porte émaillée ; je recommence. 

Mamie m'interpelle :

- Arrête avec ce fourneau, tu vas faire brûler la soupe à force de le charger en bois. T’as pas mieux à faire ? 

Non. Je traîne autour de la table en formica. Soudain les clarines résonnent. Je me précipite à la fenêtre pour les voir passer sur le pont. Je me hisse sur la pointe des pieds pour mieux voir.  Ça y est ; je vois le premier museau dépasser ; c'est Marguerite ; elle porte la plus grosse et la plus belle cloche. Ses tâches feu brillent sur sa robe blanche. Elle mène toutes ses copines à l'étable. Leurs mamelles pleines se balancent au rythme de leurs pas tranquilles, leurs mâchoires ruminent inlassablement, le bruit de leurs sabots résonnent sur le pont, elles meuglent, le fermier les motivent avec des « huuuu » insistants. Des vaches en ville ! On n’a pas ça à Paris.

Ma grand-mère me met la main sur l'épaule et me tend le panier à provision qui contient le bidon à lait :

- Tiens, t'as qu'à aller voir le Gaby. Ça t'occupera. Tu me prendras aussi un petit pot de crème, 1kg de comté et 12 œufs ; tu te choisis les yaourts que tu veux manger. Et tu traînes pas sur le pont! 

Je me précipite vers la porte.

- Pas si vite papillon, il te faut de l’argent 

Je retourne sur mes pas et mets le lourd porte-monnaie qu’elle me tend dans le panier. Je m'apprête à sortir quand Grisou sort de derrière le fourneau, tout endormi. Il s'étire de tout son long devant la porte, m'empêchant de sortir. Je m'accroupis pour le caresser. Il est tout chaud. Il s'assied et me regarde, cligne des yeux doucement comme pour me dire « merci pour le feu papillon ». Il se remet sur ses pattes et regarde la porte. J'ouvre. Nous nous échappons tous les deux dans le couloir sombre et froid. 

Je m'assieds sur la première marche de l'escalier pour enfiler mes bottines, mon manteau, mon bonnet et mes gants rouges. Grisou m’attend. Il est prêt, lui, à affronter le mois de mars dans le Doubs. Moi, petite parisienne frileuse, il me faut mon matériel ! 

Grisou va explorer le jardin potager ; le panier à provision dans une main et le bidon dans l’autre, je m’élance sur le pont. Le jour décline, il faut que je me dépêche, j’ai peur du noir.

Le bidon à lait vide se balance au bout de mon bras au rythme de mes sautillements. La petite chaînette, qui lie le couvercle au pot, frotte contre le métal. Mon bras se balance de plus en plus fort, je prépare la grande roue, le tour complet sans que le couvercle tombe! Mon cousin, il arrive même à le faire avec le lait dedans... moi je m'entraîne encore. Un, deux, trois, cling ; le couvercle s'est détaché et pend au bout de la chaînette. Je m'arrête, le replace et en profite pour glisser un œil à la rivière sous mes pieds. Je pose mes coudes sur le parapet du pont, je me penche ; Combien de poissons aujourd'hui ? Je ne les vois pas ; ils sont sans doute cachés sous les algues ; je scrute la rivière. Un mouvement me sort de ma rêverie. La silhouette de Mamie apparaît à la fenêtre de la cuisine ; son index menaçant me rappelle à l'ordre. Je reprends vite la route en direction du seul bâtiment éclairé de la Grande Rue. 

Je pousse l'immense et lourde porte de la Fruitière. Pour lutter contre la chaleur qui me happe, j'ôte vite gants et bonnet. Mais pour l'odeur âcre de lait caillé et d'ammoniaque, pas de solution immédiate, il faut attendre et s'habituer.

La femme du Gaby est derrière le long comptoir en bois. Je l'aime pas trop. Elle qui connaît tout le monde et jacasse autant que la perruche de Mamie n'est jamais bien gentille avec moi. Trois femmes devant moi. Comme d'habitude ça discute sec : le grand qu'est parti à la ville, la préparation du mariage du petit, la maladie du vieux... on se dit tout ici, avec cet accent qui rend drolatique même les pires drames de la vie. 

Dans la pièce d’à côté, j'aperçois le Gaby. Il discute avec un fermier. Le ronron du moteur de la pompe se met en route. Vite je m'approche de la grande porte plastique pour voir le large tuyau qui arrive de l'extérieur s'ébranler puis déverser le lait, encore fumant, dans la grande cuve. Bientôt les pales se mettront en route pour transformer, comme par magie, ce lait qui sent encore la vache, en fromage délicieux. 

Gaby m'a vue et me fait coucou de la main! Je réponds, rougis un peu et me retourne vers la boutique. Plus qu'une dame. Je me dirige vers la vitrine frigorifique. Mon regard est attiré par les papiers collants, plein de mouches mortes, qui pendent du plafond ; Dégueulasse ! On n'a pas ça à Paris. Je me concentre alors sur les petits pots coniques blancs, bien alignés dans la vitrine. Seule la couleur de l'écriture les différencie les uns des autres. Je cherche des yeux les roses, mes préférés. Je salive déjà à la pensée de ce nectar framboisé à la texture unique ; je me réjouis surtout, de pouvoir, une fois vidé, racler le bord du pot et détacher la paraffine. On n’a pas ça à Paris.

Je mets 4 yaourts dans mon panier que je pose près du rondin de bois sur lequel trône la corbeille aux œufs. Des dizaines d'œufs empilés en pyramide. Je saisis une boite vide et commence à la remplir. Je les choisis un à un. Je ne prends que les propres. J'aime pas ceux avec des plumes et des taches ; ça me rappelle trop d'où ils viennent!

- Alors, t'es venue sans ta grand-mère aujourd'hui ?

Eh oui, comme une grande ! Mais je ne lui réponds pas. Elle me prend le bidon de lait des mains et s'approche de la cuve en cuivre où pend une énorme louche. Quand c'est Gaby qui sert, il remplit la louche de lait puis il me la donne, pour que je verse le lait dans le bidon toute seule! Deux louches pleines remplissent exactement mon bidon ! Quelle fierté quand j'y arrive sans en mettre à côté. Mais avec elle, pas la peine d'y compter. Elle le remplit rapidement, sans faire attention, déborde, et me le rend. Le bidon est gelé, des petites gouttes se forment à sa surface et se mélangent aux coulures de lait qu'elle a faites…pfff, maintenant il est tout sale. Je le pose au sol. 

- Il te faut autre chose ?

- Oui ; un petit pot de crème et 1kg de Comté

Tout en remplissant un petit pot plastique de crème épaisse qui colle à la cuillère, elle me demande :

- Du 18 mois comme d'habitude ? 

Je reste silencieuse. Qu’est-ce que j’en sais moi ! De toute manière, elle n'attend pas ma réponse. Elle s'avance vers les trois énormes meules qui sont alignées sur le comptoir. Même taille, seules leurs croûtes diffèrent. Il y a une meule jaune dorée, une orangée et une brune. Elle se saisit de l'orangée et découpe avec son énorme couteau une épaisse tranche de fromage. Elle la dépose dans le papier blanc aux lettres vertes et fait un joli paquet cadeau. Elle tape sur sa machine pendant de longues secondes et m'annonce le prix. Je lui tends un billet de 20 francs. Elle me rend la monnaie.

J'installe mes précieuses provisions dans le panier, reprend mon lourd bidon et me dirige vers la porte. Je pose le panier au sol pour remettre mon bonnet et mes gants ; j'ouvre une fois de plus cette énorme porte et je sors. La nuit est presque tombée ; il fait froid maintenant ; j’arrive même à faire des nuages de fumée en soufflant fort. Le tintamarre des clarines s'est arrêté, même plus un meuglement. Les vaches sont sans doute en train de boire à l'abreuvoir situé sur la place du village ; à moins qu’elles ne soient déjà au chaud à l'étable. Elles en ont de la chance ! Je frissonne, un peu de peur, un peu de froid ; Je m'élance vers le pont, aussi vite que mon lourd et fragile chargement me le permet ; bientôt la maison, le diner, ma nuit solitaire dans la grande chambre du premier étage.

DOUBS ANCIEn

Brève présentée au concour Femme Actuelle en 08/17 - thème libre

27 août 2017

Miettes

Un jeune homme avec un bouquet de fleur essuie une main moite sur son pantalon; une famille bruyante arbore une banderole; un couple de petits vieux aux yeux tristes se tient par la main; une femme élégante, dont le parfum sucré n'arrive pas à masquer l'odeur de cigarette, pianote fébrilement sur son téléphone; un groupe d'amis, joyeusement éméchés, aux t-shirts identiques, répètent une chorégraphie… cette pause-déjeuner s'annonce excellente. Quatre heures qu’il attend ce moment. Édouard pousse son chariot grinçant le long de son panel du jour. Il va s'asseoir sur le banc situé juste à côté de la porte 4, la sortie des vols internationaux de Roissy où il déjeune tous les jours. En sortant son tupperware, son passeport tombe au sol et s’ouvre sur le seul tampon présent. Edouard se penche pour le ramasser et regarde ce cachet officiel ; cinq ans déjà ; il referme le document et le range dans son sac. Il ôte le couvercle de sa boite plastique et prend l’empanada chilienne faite-maison à pleine main. Il faut qu'il fasse attention à ne pas mettre trop de miettes par terre sinon son chef va l'engueuler prétendant que le nettoyage a mal été fait! Un comble vu que c'est Édouard qui nettoie! D'ailleurs faudra qu'il dise à son chef qu'il a mal dosé le produit aujourd'hui. Ça sent le détergeant à plein nez! Les gens qui arrivent de l'extérieur par les grandes portes tournantes froncent le nez et se bouchent les narines de mécontentement! 

Tacatacatacatacata, le grand tableau d'affichage se met en route, tout le monde tourne la tête à gauche: ont-ils enfin atterri ces avions qui transportent les attendus?!

Ça y est, les premières personnes sortent, certains poussant des chariots devenus invisibles derrière la montagne de bagages transportés et d’autres tirant de légères valises sur roulettes. Le bal des émotions va bientôt commencer. Edouard ne se lasse pas de ces miettes de vie qu’il observe depuis son banc.

"Tu le vois, tu le vois" hurlent des petites filles, les amis se mettent en ligne, le jeune homme se dresse sur la pointe des pieds pour mieux voir, les petits vieux se collent l'un contre l'autre, madame continue de pianoter.

Les chauffeurs de taxi font à présent leur apparition et s'installent tranquillement au bout de la file. Ils arrivent toujours en dernier. Ils n'ont pas l'impatience des retrouvailles, eux! Édouard sourit, son nom apparaît en grand sur l'écriteau que tient un des chauffeurs. Ce n'est pas la première fois que ça arrive. Edouardo Gonzalez c'est un peu comme Laurent Dupont en France... très commun au Chili. Edouard Gonzale, lui, a eu l'occasion de perdre un O et un Z il y a 20 ans, lors de sa naturalisation. Avec ces deux lettres, il a également perdu un peu de son pays natal mais il a gagné en tranquillité. Il a un nom français, des amis français, une femme française, un petit pavillon de banlieue française ; il rêve même en français. Le Chili, c'est un souvenir lointain, une nostalgie. La dernière fois qu'il est rentré c'était pour la mort du grand-père, El Abuelo, il y a 5 ans. Ce boulot d'homme d'entretien paye les factures mais malheureusement pas les voyages. Des voyages il en a fait justement avec l’Abuelo; D’Ariqua à la frontière péruvienne, à Ushuaïa  à la frontière avec l’Argentine, des kilomètres passés à côté del Abuelo puis de son Padre ; dans la famille Gonzalez, on est camionneur de père en fils. Ça lui a donné le goût des voyages mais aussi une envie de stabilité, d’immobilité même. C’est peut-être pour ça qu’il a pris ce job à l’aéroport. Il voyage depuis son banc, en regardant des inconnus qui partent et qui arrivent.

Le groupe d’amis vient de repérer le fiancé ; ils branchent la musique et se mettent à danser dès qu’il passe les portes de sortie. Pas mal ce qu’ils ont préparé ! en tout cas, le fiancé, bouche bée, n’en croit pas ses yeux. Le spectacle fini, il se jette sur eux pour les embrasser et les féliciter, sous les applaudissements fournis de la foule présente ; ils ont même réussi à ce que Madame lève les yeux de son téléphone et esquisse un sourire. Le petit groupe s’éloigne;  les festivités de cet enterrement de vie de garçon ne font sans doute que commencer!

Edouard mord à pleines dents dans son empanada. Quelques miettes tombent au sol. Hmmm, elles sont bien réussies cette semaine. Il les prépare lui-même pendant ses jours de congé en suivant scrupuleusement la recette de la Madre puis s'en décongèle une chaque jour. Sa femme a bien proposé dans le passé, de lui préparer un des bons petits plats français qu’elle cuisine divinement. Mais il a refusé. Son déjeuner chilien c'est sacré. Ce petit chausson à la viande et aux épices c'est finalement le seul petit bout de son pays natal qu'il a choisi de garder. Il aime revivre à chaque pause déjeuner ses émotions d'enfant, quand il était dans le camion, assis sur la banquette, à regarder le paysage et la vie des autres défiler par la fenêtre, en mangeant une empanada achetée à un vendeur le long de la route.  D’ailleurs, ça avait été longtemps son rêve ; devenir marchand ambulant d’empanadas ! au grand désespoir del Abuelo et du Padre qui le voulaient camionneur, bien sûr. Au final, il avait déçu tout le monde, lui en premier. Il était homme d’entretien et mangeur immobile d’empanada, sur son banc de la porte 4.

Un mouvement dans le panel du jour d’ailleurs : le jeune homme aux fleurs s'approche de la rambarde. Il a dû repérer sa bien-aimée. Bizarre, il n'y a pas de jeune femme seule dans la foule qui débarque. Un homme, bras dessus bras dessous avec une femme plus âgée, se dirige vers lui. Drôle de couple. L'homme est élégant. Il sourit en s'approchant du jeune homme. Il se détache de la femme et enlace le jeune homme. Ils s'embrassent, subrepticement, du bout des lèvres, puis se tournent vers la femme qui fait semblant de s'affairer dans son sac à main. Quelques mots, des sourires tendus et voilà le jeune homme qui offre enfin les fleurs qu'il a mis des heures à choisir. Elle les prend, les sent, sourit plus franchement; il tend sa main, elle tend la sienne puis finalement hausse les épaules et ouvre en grand ses bras. Le jeune homme s'y précipite! La première rencontre s'est bien passée! 

Comment sa Madre aurait réagi s’il avait ramené un homme! Déjà qu'une Française ça avait été compliqué. Faut dire, tout était allé très vite et surtout très loin. Edouard avait rencontré Sophie il y a 20 ans. C'est lui qui conduisait le camion alors ; et oui, il n’avait pas pu aller contre les traditions. Il avait pris Sophie et son amie Chloé en stop au Pérou. Il devait juste leur faire passer la frontière, une balade de 50 km en somme, qui s'était transformée en road trip de quinze jours. Après 2500 km de poussières, de bosses et de creux, il était tombé amoureux de Sophie et des autoroutes Françaises qu’elle lui avait décrites. Elle était commerciale et passait donc beaucoup de temps sur les routes. Il avait tout de suite adoré la passion qu’elle mettait dans tout ce qu’elle entreprenait. Ils se comprenaient à demi-mots. Il sentait qu’avec elle, il pourrait échapper à cette satanée tradition familiale. Les routes chiliennes il les connaissait par cœur. Elles n'avaient plus rien à lui apprendre. Alors en additionnant leurs maigres économies, lui et Sophie s'étaient mariés et étaient allés s'installer à Paris. Le départ avait été douloureux. Toute sa famille était venue à l’aéroport et il avait fallu du temps pour qu’il cesse de pleurer à chaque fois qu’il repensait à ce moment. Parents et grands-parents groupés les uns contre les autres, les au revoir de la main, les regards tristes, les sanglots dans les voix de ses jeunes frères et soeurs qui lui criaient « hasta luego Edouardo, vuelve pronto ». Il ne les avait pas écoutés et il n’était pas revenu vite.

Le temps d'obtenir sa naturalisation et donc son permis de conduire, il avait dû trouver un petit boulot. C'est là qu'il avait découvert Roissy CDG, ses départs et ses arrivées. A sa carrière toute tracée de camionneur, il avait préféré celle de nettoyeur. C'était plus calme, plus propre, moins solitaire et puis il avait quand même son petit chariot à conduire. 

La femme, maintenant le téléphone à l’oreille, passe à côté de son chariot. Elle est suivie à 10 mètres par un homme qui est au téléphone également. Ils ne se sont pas échangés un mot ou un geste de tendresse, juste un regard, un bras levé et un claquement de doigts. Ces deux-là n’ont plus rien à se dire, mais ils se connaissent assez pour s’ignorer tranquillement, officiellement. Edouard s’appuie confortablement sur le dossier du banc et les suit du regard lorsqu’ils sortent du hall et montent chacun de son côté dans une Mercedes, tous deux concentrés dans leur conversation avec l’ailleurs. Il la connaît bien cette indifférence ; ça fait longtemps que sa relation amoureuse avec Sophie s’est transformée. Ça a tout d’abord évolué vers l’amitié, puis vers l’affection ; ont fait suite la sympathie, un léger ennui, parfois un discret mépris, puis finalement ils ont glissé vers une douce indifférence. Il ne se souvient même plus la dernière fois qu'ils ont fait l'amour. Comment en sont-ils arrivés là ? où se sont échappés leurs rêves de famille nombreuse, de camion, de road trip, de Chili même ? Veulent-ils, peuvent-ils encore les rattraper ?  

Edouard, songeur, nettoie un grain de maqui sur son pantalon avant de le croquer. Le goût sucré du raisin chilien le calme. C'est son dessert favori. Il en croque un deuxième, puis un troisième, en regardant les grands vantaux de la porte d'entrée tourner inlassablement.

- Edouardo Gonzalez, Edouardo Gonzalez

Le chauffeur de taxi s’approche d’Edouard et lui glisse sa pancarte sous le nez.

- Edouardo Gonzalez?

- Si, euh pardon oui,

- Ben vous pouvez pas répondre. Ça fait 5mn que je m'égosille

- Ce n'est pas moi que vous recherchez.

- Vous vous appelez Edouardo Gonzalez oui ou non ?

- Oui 

- Alors en voiture Bonhomme, j’ai pas toute la journée moi !

- Mais vous m'emmenez où ?

- Au terminal E

- Pour quoi faire?

- Ben qu'est-ce que vous voulez faire dans un terminal ? 

Le taxi file, le conducteur ronchonne: « On est vraiment fissa pour le temps ; vous ne m'avez pas l'air bien rapide ; préparez donc votre passeport, enlevez montre, ceinture et chaussures. Pas de monnaie dans vos poches au moins? Sinon mettez la dans les pompes ou laissez-la-moi en pourboire tiens ».

Édouard ne comprend pas bien ce qui lui arrive mais il s'exécute.  le chauffeur ouvre la portière. Une femme l'interpelle :

- Senor Gonzalez? 

- Oui

Elle part en courant en direction d’une porte blanche. Édouard sait qu’il doit le suivre. Il se met à courir, tenant d'une main son pantalon et de l'autre ses chaussures où il a glissé le reste de ses affaires. Il passe vite une sorte de portique et le voilà installé dans un avion. Ecran noir ; devant une gigantesque porte, il voit le chiffre 4, entend de petites voix criées: « tu le vois, tu le vois ».

Des portes s'ouvrent ; des parents, ses frères et sœurs l'acclament. Il y a des enfants qu'il ne connaît pas ; ils arborent une banderole "bienvenido Edouardo".

Ils l'embrassent, ils lui tapent dans le dos ; il exulte. Comme sa famille lui a manqué ! 

Une petite voix vient lui dire :

- Et nous, tu ne nous embrasses pas.   

L'Abuelo et l'Abuela sont là ; ils se tiennent la main, amoureux aux yeux tristes. Il s'approche, les enlace tous les deux, pose son front contre celui de son grand père et pleure à chaudes larmes. Des larmes silencieuses, des larmes douces.

Soudain, on lui secoue l'épaule, 

- Édouard, Édouard

Il se retourne et manque de tomber de son banc.

- Putain Édouard mais qu'est-ce que tu fous? Ton hall est dégueulasse ! regarde y'a des miettes et du raisin partout par terre ! qu'est-ce que t'attends exactement pour te mettre au boulot? Edouard, tu m’entends ? allez mais bouge-toi !

Edouard se redresse, essui le coin de ses yeux et regarde son chef, hagard. Il ramasse ses affaires et se place derrière son petit chariot. Il s'apprête à s'excuser et à retourner travailler quand il entend un appel: "L'embarquement du vol 7924 pour Santiago du Chili est ouvert porte 23, terminal E". 

Edouard regarde son petit chariot de nettoyage, ses miettes d'empanada au sol; il croque un grain de maqui qu’il a gardé dans sa main et répond :

- Edouardo, je m'appelle Edouardo ; et t’as raison, j'ai assez attendu sans bouger. J’ai des rêves à rattraper.

Miettes

17 août 2017

Ode aux festivaliers du Brionnais

Le Brionnais est un petit territoire de Bourgogne; mais pas la Bourgogne du vin, non, non, non; la Bourgogne de la vache!  Des milliers de vaches blanches y broutent inlassablement l'herbe de grandes prairies entourées de murs en pierre; des petites routes y montent, y descendent et y tournent pour relier les églises romanes des  petits villages ; et de-ci de-là, on rencontre des habitants qui parlent en mettant des « Y » partout! c'est ça le Brionnais! 

Alors forcément, le festival de musique classique du mois d'août, ça excite les curiosités des habitants, des touristes et peut être même aussi celle des vaches!

Une semaine par an, les Brionnais se transforment en festivaliers. Y'a plus de règles, plus d'horaires, plus de vaches qui tiennent : ils vont y aller au festival du Brionnais!

Le matin, le midi, le soir, les mélomanes, les amoureux de musique et les nostalgiques d'une riche vie culturelle passée répondent présents. Pour rien au monde ils ne voudraient rater ces petits instants de bonheur.

Alors tous les jours à midi pétante et tous les soirs à 20:30 tapante, tous ces festivaliers se pressent sur les hautes marches de l'heureuse église romane élue pour l’occasion. L'élégance est de mise mais vu le climat changeant de ce mois d'août, les accessoires sont variés: pull, écharpe, veste, éventail, parapluie... et pour les festivaliers aguerris au fessier meurtri, un petit coussin. 

Une fois entré, chacun cherche sa place, sur les bancs, sur les chaises d'églises, sur les quelques chaises plastiques ajoutées pour l'occasion, ou, pour les moins chanceux, sur les prie-Dieu; la barre en bois vous coupe le dos en deux et il est préférable, si vous ne voulez pas vous mettre a genou, de se tourner vers les bancs en pierre du déambulatoire, sans vue sur les musiciens mais frais et presque confortables. 

Le concert commence. C'est sublime, ça transporte, le son résonne magnifiquement. Mais même envouté par ce son céleste, les festivaliers ont du mal à rester en place sur ces spartiates assises. Chacun cherche sa position : Droit comme un i, penché sur l'avant, penché sur l'arrière, les jambes croisées, décroisées, recroisées ; le menton dans la main gauche, le menton dans la main droite, le menton dans les 2 mains, le front appuyé sur les 2 poings, tel le penseur de Rodin... et oui, une vérité est révélée ici: Le penseur ne pensait pas, il était juste très mal installé sur son bloc de pierre!! 

Une fois que le corps a trouvé sa place, reste l'attitude: la majorité de l’assistance fixe les musiciens avec un air absorbé; certains dodelinent de la tête au rythme de la musique, tel le chien en plastique sur les plages-arrières des voitures; d'autres pianotent vaguement, très vaguement, la mélodie avec leurs doigts; enfin, quelques téméraires vont même jusqu'à fredonner l’air joué, mais ils sont rapidement calmés par les regards appuyés de leurs voisins! 

Il y a évidemment la technique des yeux fermés pour capturer la grâce du moment, tête penchée en avant, telle une prière... mais il faut bien l'admettre, la frontière entre la sieste et l'écoute intérieure est mince, surtout à 22:30. 

Et puis il y a les irréductibles voyeurs : ils doivent voir les mains des musiciens, coute que coute. Alors s’ils n’ont pas eu les places du premier rang ou si l’angle de vue de leur place ne leur assure pas un plein champ sur les mains des artistes, ils abandonnent leur chaise et se transforment en équilibriste ; ils escaladent les colonnes, les chaises, les prie-Dieu pour pouvoir observer la danse des mains des musiciens.

Quand l’archet se lève et que la pianiste respire enfin, c’est un tonnerre d’applaudissements qui résonne. Des bravos fusent à gauche à droite, les battements de mains se font plus rythmés pour que les bis soient joués puis les lumières se rallument et apparaissent au grand jour les quelques endormis, les rares soulagés mais surtout une majorité de Brionnais ravis aux yeux émerveillés et aux commentaires enjoués

Un p’tit verre de vin et un excellent chocolat plus tard, les festivaliers empruntent leurs p’tites routes qui montent, qui descendent, qui tournent pour rentrer chez eux. En chemin ils croisent des vaches qui broutent et ils se disent qu’ils ont bien fait d’y venir à ce festival !

P1060245

Publicité
Publicité
1 2 > >>
Publicité
Brèves et cetera
Archives
Newsletter
Publicité