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Brèves et cetera
6 mars 2018

La mouche du coche

Comment peut-il me chasser, chercher à m’écraser comme ça après tout ce que nous avons partagé ?! Ne suis-je plus sa muse ? Je l’ai pourtant encore entendu dire à son ami peintre hier : « elle met du vivant dans mon œuvre ; sans elle, ce tableau serait quelconque ». Et je le rejoins : sans ma présence, sa corbeille en osier, ses fleurs et ses fruits paraitraient bien fades ; sans moi, pas de chef-d’œuvre ! Quelle mouche a donc piqué mon peintre ? hier il me laissait poser pendant des heures et aujourd’hui, sa toile terminée, il me pourchasse, me frappe et me laisse maintenant agonisante, sur le marbre froid. Ce statut de muse est ma foi bien précaire. Que de virevoltes en une semaine …

J’étais dans le jardin quand je vis mon peintre pour la première fois. Depuis le poulailler, je le regardais aller de bosquets fleuris en bosquets fleuris. Il observa, renifla, tâta, puis, insatisfait, il tourna les talons et repartit vers sa maison. Dans l’après-midi, il nettoya son atelier, déplia son chevalet en bois et installa une grande toile blanche dessus. Sur la table devant lui, il posa une corbeille en osier, brillante comme un sou neuf. Le lendemain matin, floraison et inspiration étaient en phase ; il sortit donc dans le jardin, armé d’un sécateur. Il choisit méthodiquement les fleurs cueillies : Cinq roses trémières pour avoir du blanc cassé, du jaune, du rose pâle, du vieux rose et du rouge ; trois pivoines fuchsia, une hampe de delphinium bleu, quelques œillets irisés et des roses blanches. Arrivé près du portail, il tourna la tête vers le pré cultivé de l’autre côté de la route. Il s’élança, disparut de mon champ de vision pourtant large, puis réapparut, quelques secondes après, son bouquet enrichi de deux magnifiques coquelicots rouges, d’un brin de chiendent sauvage et d’un gigantesque tournesol jaune. Sur le chemin de retour, il ne manqua pas d’ajouter un hortensia rose pâle, quelques capucines orange et de délicats bleuets.

Satisfait, il s’engouffra dans son atelier. Je m’approchai discrètement de la porte-fenêtre sale et j’épiai mon peintre. Il disposa son bouquet dans la corbeille neuve, fit quelques pas en arrière, observa puis revint vers le bouquet pour replacer les coquelicots plus haut sur l’arrière afin de former une belle diagonale avec l’hortensia et le tournesol. Il recommença plusieurs fois cette danse jusqu’à ce que le bouquet soit installé selon son idée. Il disparut à la cuisine et revint avec trois melons et un petit artichaut violet qu’il plaça de part et d’autre de la corbeille sur la table en marbre. Satisfait, il commença à peindre.

Nous fîmes connaissance ce premier jour, lorsqu’il ouvrit la porte pour aérer son atelier en ce chaud après-midi du mois d’aout. L’odeur du bouquet et des fruits murs ne me laissaient pas indifférente, il le remarqua vite. Tant que j’étais silencieuse, immobile et loin de son tableau, il me tolérait. Mais si je m’approchais du bouquet ou des fruits, il me chassait immédiatement. Je découvrais le coté versatile de mon artiste et je restais donc bien sagement dans mon coin à observer mon peintre reproduire à l’identique et à toute vitesse ce tableau délicieux.

Le troisième jour, il termina de peindre le bouquet et les fruits. Il posa son pinceau mais, à le voir aller et venir devant son œuvre, je sus que quelque chose le contrariait. Je m’approchai et lui glissai à l’oreille que son tableau était un peu fade et manquait d’originalité. Il me chassa immédiatement en faisant de grands gestes, sans rien écouter. Mais il finit par entendre car il alla dans le fond de l’atelier et ressortit des toiles qu’il avait peintes à d’autres périodes. Il les observa un moment puis reprit son pinceau et ajouta une fleur de myosotis au-dessus du melon, une branche de primevère sur la table devant le bouquet et deux tulipes noires, l’une en premier plan, l’autre au dernier plan, afin de faire ressortir les couleurs des autres fleurs. Pour faire un chef d’œuvre, mon artiste avait évidemment besoin des quatre saisons !

Le quatrième jour, alors que je l’attendais devant la porte de l’atelier, je le vis se diriger vers le verger. Il en revint avec des sarments de vignes où étaient accrochés la rosée du matin et d’énormes grappes de raisins blancs et rouges. Il les disposa à droite de l’artichaut et ajouta une feuille de vigne à la base du bouquet. La petite goutte d’eau sur cette feuille lui plut tant qu’il en ajouta une seconde sur celle de l’hortensia. Il fit mouche avec ces deux petites larmes : le bouquet était maintenant quasi parfait. Il regarda sa toile, satisfait. Il prit le torchon déjà plein de couleurs pour essuyer son pinceau ; il avait fini… Mais c’était sans compter mon intervention ! Je décidais d’imposer ma présence et mes idées. Je comptais sur le côté fine-mouche de mon peintre pour qu’il comprenne ce que je tentais de lui expliquer depuis 2 jours : Sa nature morte manquait de vie, manquait de moi !

Je me posai délicatement sur la rose trémière puis sur le melon et pris la pause. Mon peintre était sur le point de me chasser une fois de plus avec son torchon quand enfin, ma beauté lui apparut ; il posa ce satané bout de tissu, reprit son pinceau en main et se remit à l’ouvrage. Ma vie prenait un sens inattendu. De mouche fructivore à muse inspirante, il n’y avait qu’une patte que je venais de franchir.

Née d’une union contre nature, ma vie aurait pourtant dû être triste, au mieux banal. Mais j’avais eu la chance de prendre le meilleur de mes deux parents : j’avais en effet hérité de la beauté et de la force de ma mère et du régime alimentaire de mon père.

 Comme toute la famille de maman, j’avais fait mes heures de vol autour de la lampe de la cuisine. Des milliers de cercles, à plus ou moins vive allure autour d’un lustre marronasse. J’appris ainsi à virevolter, à éviter les coups de torchons ou de tapettes et à garder mon altitude, pour éviter la catastrophe aérienne tant redoutée. Quand j’obtins ma licence de pilote je quittai le foyer familial, seule. Mes cousines élurent domicile près des poubelles, moi, je pris la direction du jardin, car je suis fructivore, comme papa ! J’ai bien tenté les souris mortes abandonnées par le chat, les os rongés dans l’écuelle du chien, et même la bouse de vache tombée dans les prairies mais l’odeur fétide de ces charognes et de ces déjections me donnent des haut-le-cœur. Alors que l’odeur des fruits arrivés à maturité et la senteur d’un jardin fleuri me font vibrer de bonheur et m’ouvrent l’appétit. Jusqu’à ce jour, je me régalais des épluchures jetées aux poules : un festin de peaux de melon savoureuses, de trognons des pommes sucrées ou de pelures de poires juteuses.

Mais maintenant, tout a changé : mon odorat aguerri m’a menée à lui, à ce génie. Ma beauté l’a fait chavirer. Je suis devenue sa muse, son inspiration : j’ai donné vie à sa nature morte ! L’odeur du bouquet m’enivre et je m’endors en rêvant au succès de demain et j’oublie, un instant, qu’avant d’être muse, je suis mouche.

Mon peintre lui ne l’oublie pas. Trois fois croquées, il pose son pinceau, reprend son torchon, me vise et fouette. Je n’ai pas vu le coup venir ; j’agonise sur le marbre froid. Un dernier bruissement d’ailes ; la muse est éternelle mais la mouche est comme la nature, morte.

 

fruit-bouquets

 

Brève gagnante du concours Plumes d'ici et d'ailleurs – thème: description d'une nature morte

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