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Brèves et cetera
6 septembre 2017

On n'a pas ça à Paris

J’ouvre les yeux, il fait nuit noire. Je ne reconnais pas la pièce autour de moi. Où sont mon armoire et mon petit bureau ? il ne fait pas si sombre dans ma chambre d’habitude ; et ce n’est pas si silencieux. Quelque chose claque ; je tourne la tête vers la fenêtre ; elle a changé de côté du lit ! Les persiennes du volet laissent passer quelques rayons de lune ; je distingue alors les montants de mon lit mais pas une seule peluche à mes pieds ; c’est pas ma chambre de Paris ; un autre claquement ; je veux me cacher sous les draps mais la lourde couverture matelassée rose m’immobilise ; à moins que ça ne soit la peur ! Une seconde après, je me souviens : C’est les vacances, je suis à Doubs ! Comme j’ai 7 ans, Mamie a décrété hier soir que j’étais assez grande pour dormir toute seule dans la grande chambre du 1er étage. Elle ne me parait pas si grande et si noire quand j’y dors avec ma sœur et mes cousines. Le claquement retenti encore mais maintenant je sais ; c’est le volet de la chambre d’à côté ; je repositionne le polochon et me rendors.

La lumière du jour qui passe maintenant à travers les persiennes me tire du sommeil. Mon bout du nez, qui n’était pas sous la couverture, lui, est tout froid. La cloche de l’église retentit 8 fois. C’est bon je peux me lever ; je saute du lit, enfile mes chaussons, cours dans le couloir pour atteindre l’escalier que je dévale à toute vitesse et me précipite dans la cuisine qui elle, est chauffée par le fourneau. Je fais un bisou à Mamie qui s’affaire dans l’évier et dis bonjour à la perruche qui jacasse dans sa cage au-dessus du frigo. Papi n’est pas là ; il doit être à la scierie. Je verse une cuillère de Benco dans le bol qui m’attend sur la table, je pousse la casserole qui contient mon lait sur le fourneau et je le surveille ; mais avec les yeux seulement ! j’ai interdiction formelle de toucher !

- Mamie Mamie, il monte, vite. 

Elle me pousse sur le côté et empoigne le manche brulant de la casserole avec sa manique ; je m’installe à table et je regarde, d’un air dégouté la petite passoire qui se remplit du produit blanc visqueux. On n’a pas ça à Paris. Mon papi il aime bien récupérer cette peau de lait quand il trempe sa tartine dans son bol. Dégueulasse ! si y’en a, je bois pas mon chocolat ; Mamie le sait bien alors elle fait attention.

Une tartine au beurre frais et à la confiture maison plus tard, elle m’annonce la mauvaise nouvelle :

- Va falloir se laver les cheveux aujourd’hui ma p’tite fille ! 

Pfff, j’aime pas me laver, surtout ici ; dans la salle de bain, il fait froid et y’a pas de douche automatique ; c’est Mamie la douche ! C’est elle qui me verse de l’eau sur la tête avec son grand broc en plastique jaune ; puis pendant que je me shampouine, elle prépare un deuxième broc pour rincer… je m’lave vite ; du coup j’attends et j’ai froid! sans compter que l’eau du broc est toujours trop chaude ou trop froide quand elle verse.

Cette corvée achevée, je pars jouer avec Vouki. Il vit près de la cave, sous la terrasse, dans la sciure ; il n’a pas beaucoup de visites, du coup c’est une vraie fête qu’il me fait à chaque fois que je descends le voir ; il tire fort sur sa chaine et jappe de plaisir ; sa joie est telle qu’il me fait tomber à la renverse et me voilà étalée de tout mon long dans la sciure, Vouki couché sur moi à me lécher le visage. Je ris et l’implore d’arrêter, sans beaucoup de motivation et sans me relever évidemment !

Je reste un moment à jouer avec lui jusqu’à ce que j’entende Mamie dans la cave. Vite je me lève, je me secoue, je me frotte, je me sèche les joues ; si elle me voit comme ça, elle va me renvoyer sous la douche ! Elle est penchée sur le vivier. Papi serait-il allé au Drugeon cette nuit ? Quand elle se relève, elle a une grenouille dans une main et les ciseaux dans l’autre.  Chouette !

- Tu m’aides à faire des nœuds aux pattes ! 

- Oui ! et j’pourrai couper le bout des doigts après ?

- Non t’es encore trop petite. 

Moi qui pleure quand le chat Grisou ramène une souris morte, je trouve tout à fait normal le sort que nous réservons à ces malheureuses grenouilles : attraper, assommer, couper, dépecer, nouer, manucurer…. Tout cela fait partie de la tradition familiale. Et le bonheur de les manger fait presque oublier l’horreur de la préparation. Nous nous attelons silencieusement à la tâche ; je jubile d’avance en pensant aux poêlées de cuisses de grenouilles au beurre que Mamie va nous cuisiner ! On n’a pas ça à Paris !

Quand on remonte de la cave, Papi est attablé avec le curé. Je sens qu’on va encore avoir droit à un sermon…

- J’ai pas vu la petite, dimanche ? 

Et voilà, c’est parti ; heureusement, Mamie me sauve :

- Elle avait un rhume, j’ai préféré qu’elle reste au chaud.

- Donne-nous donc de l’eau et des glaçons au lieu de raconter des bêtises, répond Papi.

Quelques Pontarlier plus tard, mon absence à la messe est oubliée. On déjeune rapidement et Papi retourne à la scierie. J’ai le droit de l’accompagner. Les machines râpent, crissent, scient, coupent. Les camions et les tracteurs vont et viennent. Partout cette odeur de sapin coupé et de graisse de moteur ; Je regarde toute cette agitation depuis mon petit coin où j’empile des bouts de bois pour former des garages pour mes petites voitures. Tonton, qui porte une planche sur son épaule me fait signe de le suivre. Il sort de l’usine et clac, il laisse tomber sa planche sur les autres puis monte dans le tracteur ; « tu veux faire un tour, j’ai une livraison » ; oh que oui ! ni une ni deux je me hisse sur le marchepied puis me glisse derrière lui dans la cabine du tracteur jaune et me cale sur la roue arrière ; c’est parti pour 30mn de tape-fesses, radio à fond ! On n’a pas ça à Paris !

A mon retour, Mamie est à la cuisine avec plein d’autres dames. Y’a plein de boites en plastique, de toutes les couleurs et de toutes les formes dispersées sur la table. Elles les regardent sous toutes les coutures et les commentent.  Ça papote, ça ragote, ça radote même ! On n’entend même plus la perruche ! Je ne vois pas ce qui les fascine… C’est des boites quoi ! Y’a même rien à manger dedans ! Une heure après, toutes les dames et presque tous les boites sont parties. Il n’en reste qu’une belle, grande et verte au couvercle transparent ; c’est moi qui l’ai choisie ! j’ai pris la plus grande que je trouvais ; c’est pour ranger les grenouilles préparées !

Mamie épluche des patates, Papi regarde « des chiffres et des lettres », la perruche jacasse toujours dans sa cage, je m'entraîne à ouvrir et fermer la porte du fourneau. C'est une opération compliquée. D'ailleurs, jusqu'à ces vacances je n'avais pas le droit de le faire ; « trop dangereux pour une petite fille » disait Mamie. Alors je m’entraine. J’ouvre la porte extérieure émaillée et me saisis du seul outil nécessaire : le pic noir métallique. La manœuvre consiste à débloquer le petit loquet qui maintient fermée la lourde porte en fonte noire ; sans se bruler bien sûr. C’est parti. Je glisse le pic dans le trou du loquet, je tire fort le loquet à droite, j'ôte le pic, je le glisse sous la porte en fonte, je tire la porte à moi, je mets la bûche, je pousse la bûche au fond du foyer puis je repousse la porte en fonte, je mets le pic dans le loquet, je le pousse fort à gauche, je raccroche le pic sur la porte émaillée ; je recommence. 

Mamie m'interpelle :

- Arrête avec ce fourneau, tu vas faire brûler la soupe à force de le charger en bois. T’as pas mieux à faire ? 

Non. Je traîne autour de la table en formica. Soudain les clarines résonnent. Je me précipite à la fenêtre pour les voir passer sur le pont. Je me hisse sur la pointe des pieds pour mieux voir.  Ça y est ; je vois le premier museau dépasser ; c'est Marguerite ; elle porte la plus grosse et la plus belle cloche. Ses tâches feu brillent sur sa robe blanche. Elle mène toutes ses copines à l'étable. Leurs mamelles pleines se balancent au rythme de leurs pas tranquilles, leurs mâchoires ruminent inlassablement, le bruit de leurs sabots résonnent sur le pont, elles meuglent, le fermier les motivent avec des « huuuu » insistants. Des vaches en ville ! On n’a pas ça à Paris.

Ma grand-mère me met la main sur l'épaule et me tend le panier à provision qui contient le bidon à lait :

- Tiens, t'as qu'à aller voir le Gaby. Ça t'occupera. Tu me prendras aussi un petit pot de crème, 1kg de comté et 12 œufs ; tu te choisis les yaourts que tu veux manger. Et tu traînes pas sur le pont! 

Je me précipite vers la porte.

- Pas si vite papillon, il te faut de l’argent 

Je retourne sur mes pas et mets le lourd porte-monnaie qu’elle me tend dans le panier. Je m'apprête à sortir quand Grisou sort de derrière le fourneau, tout endormi. Il s'étire de tout son long devant la porte, m'empêchant de sortir. Je m'accroupis pour le caresser. Il est tout chaud. Il s'assied et me regarde, cligne des yeux doucement comme pour me dire « merci pour le feu papillon ». Il se remet sur ses pattes et regarde la porte. J'ouvre. Nous nous échappons tous les deux dans le couloir sombre et froid. 

Je m'assieds sur la première marche de l'escalier pour enfiler mes bottines, mon manteau, mon bonnet et mes gants rouges. Grisou m’attend. Il est prêt, lui, à affronter le mois de mars dans le Doubs. Moi, petite parisienne frileuse, il me faut mon matériel ! 

Grisou va explorer le jardin potager ; le panier à provision dans une main et le bidon dans l’autre, je m’élance sur le pont. Le jour décline, il faut que je me dépêche, j’ai peur du noir.

Le bidon à lait vide se balance au bout de mon bras au rythme de mes sautillements. La petite chaînette, qui lie le couvercle au pot, frotte contre le métal. Mon bras se balance de plus en plus fort, je prépare la grande roue, le tour complet sans que le couvercle tombe! Mon cousin, il arrive même à le faire avec le lait dedans... moi je m'entraîne encore. Un, deux, trois, cling ; le couvercle s'est détaché et pend au bout de la chaînette. Je m'arrête, le replace et en profite pour glisser un œil à la rivière sous mes pieds. Je pose mes coudes sur le parapet du pont, je me penche ; Combien de poissons aujourd'hui ? Je ne les vois pas ; ils sont sans doute cachés sous les algues ; je scrute la rivière. Un mouvement me sort de ma rêverie. La silhouette de Mamie apparaît à la fenêtre de la cuisine ; son index menaçant me rappelle à l'ordre. Je reprends vite la route en direction du seul bâtiment éclairé de la Grande Rue. 

Je pousse l'immense et lourde porte de la Fruitière. Pour lutter contre la chaleur qui me happe, j'ôte vite gants et bonnet. Mais pour l'odeur âcre de lait caillé et d'ammoniaque, pas de solution immédiate, il faut attendre et s'habituer.

La femme du Gaby est derrière le long comptoir en bois. Je l'aime pas trop. Elle qui connaît tout le monde et jacasse autant que la perruche de Mamie n'est jamais bien gentille avec moi. Trois femmes devant moi. Comme d'habitude ça discute sec : le grand qu'est parti à la ville, la préparation du mariage du petit, la maladie du vieux... on se dit tout ici, avec cet accent qui rend drolatique même les pires drames de la vie. 

Dans la pièce d’à côté, j'aperçois le Gaby. Il discute avec un fermier. Le ronron du moteur de la pompe se met en route. Vite je m'approche de la grande porte plastique pour voir le large tuyau qui arrive de l'extérieur s'ébranler puis déverser le lait, encore fumant, dans la grande cuve. Bientôt les pales se mettront en route pour transformer, comme par magie, ce lait qui sent encore la vache, en fromage délicieux. 

Gaby m'a vue et me fait coucou de la main! Je réponds, rougis un peu et me retourne vers la boutique. Plus qu'une dame. Je me dirige vers la vitrine frigorifique. Mon regard est attiré par les papiers collants, plein de mouches mortes, qui pendent du plafond ; Dégueulasse ! On n'a pas ça à Paris. Je me concentre alors sur les petits pots coniques blancs, bien alignés dans la vitrine. Seule la couleur de l'écriture les différencie les uns des autres. Je cherche des yeux les roses, mes préférés. Je salive déjà à la pensée de ce nectar framboisé à la texture unique ; je me réjouis surtout, de pouvoir, une fois vidé, racler le bord du pot et détacher la paraffine. On n’a pas ça à Paris.

Je mets 4 yaourts dans mon panier que je pose près du rondin de bois sur lequel trône la corbeille aux œufs. Des dizaines d'œufs empilés en pyramide. Je saisis une boite vide et commence à la remplir. Je les choisis un à un. Je ne prends que les propres. J'aime pas ceux avec des plumes et des taches ; ça me rappelle trop d'où ils viennent!

- Alors, t'es venue sans ta grand-mère aujourd'hui ?

Eh oui, comme une grande ! Mais je ne lui réponds pas. Elle me prend le bidon de lait des mains et s'approche de la cuve en cuivre où pend une énorme louche. Quand c'est Gaby qui sert, il remplit la louche de lait puis il me la donne, pour que je verse le lait dans le bidon toute seule! Deux louches pleines remplissent exactement mon bidon ! Quelle fierté quand j'y arrive sans en mettre à côté. Mais avec elle, pas la peine d'y compter. Elle le remplit rapidement, sans faire attention, déborde, et me le rend. Le bidon est gelé, des petites gouttes se forment à sa surface et se mélangent aux coulures de lait qu'elle a faites…pfff, maintenant il est tout sale. Je le pose au sol. 

- Il te faut autre chose ?

- Oui ; un petit pot de crème et 1kg de Comté

Tout en remplissant un petit pot plastique de crème épaisse qui colle à la cuillère, elle me demande :

- Du 18 mois comme d'habitude ? 

Je reste silencieuse. Qu’est-ce que j’en sais moi ! De toute manière, elle n'attend pas ma réponse. Elle s'avance vers les trois énormes meules qui sont alignées sur le comptoir. Même taille, seules leurs croûtes diffèrent. Il y a une meule jaune dorée, une orangée et une brune. Elle se saisit de l'orangée et découpe avec son énorme couteau une épaisse tranche de fromage. Elle la dépose dans le papier blanc aux lettres vertes et fait un joli paquet cadeau. Elle tape sur sa machine pendant de longues secondes et m'annonce le prix. Je lui tends un billet de 20 francs. Elle me rend la monnaie.

J'installe mes précieuses provisions dans le panier, reprend mon lourd bidon et me dirige vers la porte. Je pose le panier au sol pour remettre mon bonnet et mes gants ; j'ouvre une fois de plus cette énorme porte et je sors. La nuit est presque tombée ; il fait froid maintenant ; j’arrive même à faire des nuages de fumée en soufflant fort. Le tintamarre des clarines s'est arrêté, même plus un meuglement. Les vaches sont sans doute en train de boire à l'abreuvoir situé sur la place du village ; à moins qu’elles ne soient déjà au chaud à l'étable. Elles en ont de la chance ! Je frissonne, un peu de peur, un peu de froid ; Je m'élance vers le pont, aussi vite que mon lourd et fragile chargement me le permet ; bientôt la maison, le diner, ma nuit solitaire dans la grande chambre du premier étage.

DOUBS ANCIEn

Brève présentée au concour Femme Actuelle en 08/17 - thème libre

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Commentaires
D
Que de souvenirs tu as su retrouver et raconter , j ai adoré c est un magnifique retour dans notre enfance ,bcp d émotions <br /> <br /> J attends le jour suivant !!
C
Quelle narratrice! j'avais l'impression d'être avec toi, à chaque instant si bien saisi et si bien raconté, un vrai bijou et bcp d'émotions!
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